Aujourd’hui, moins d’un mois après les premières mesures de déconfinement, plus personne n’ose clamer que le monde d’après ne sera plus comme celui d’avant.
Mais, s’il est un domaine que la crise aura profondément mis en cause et qui – selon nous – est désormais la condition pour « agir maintenant » c’est l’exercice du pouvoir dans les démocraties.

On sait depuis Staline, Hitler, Franco, Salazar, Pinochet et bien d’autres que les régimes autoritaires sont moins solides que les démocraties. Mais, au sein de celles-ci, les modes d’exercices du pouvoir les plus centralisés descendants (comme en France) ou illibéraux condescendants (comme aux Etats-Unis, Brésil … ) sont en plus grandes difficultés vis-à-vis de leurs opinions que les autres.

Extrait d’un article de Nicolas Roussellier (historien) paru dans AOC, qui nous propose une grille d’analyse qui invite à repenser nos démocraties. La semaine prochaine, sous un autre angle de vue, nous reviendrons vers Bruno Latour sur le même sujet.


« … L’une des caractéristiques les plus remarquables de la démocratie, c’est la capacité à encaisser les coups. Un gouvernement démocratique se grandit lorsqu’il accepte de plein droit et même en pleine crise le flot continu des critiques ; même quand elles sont dures ou acerbes. Il perd son crédit lorsqu’il croit pouvoir placer cette production sociale de la critique sous un coma artificiel. La réflexion vaut pour la crise actuelle du coronavirus mais elle peut aussi être éclairée par une comparaison avec le passé. Notamment avec le temps où la démocratie faisait face à la guerre il y a maintenant un peu plus d’un siècle.
….
La capacité à encaisser les coups fut pourtant l’une des grandes leçons de la première guerre mondiale. Avant 1914, il était courant de classer les régimes politiques avec d’un côté ceux qui étaient réputés faibles, comme la France de la IIIe République, et, de l’autre, ceux qui étaient supposés forts comme l’Allemagne impériale. Dans le premier cas, les gouvernements se plaçaient sous le feu de la critique, dans l’autre ils se protégeaient des critiques. Avec le spectacle des crises ministérielles, le régime français donnait le sentiment d’être un régime faible alors que le régime allemand, en plaçant le chancelier à l’abri d’une mise en jeu de la responsabilité par le Reichstag, avait acquis la réputation d’un régime fort. Pourtant, en quatre années de guerre, tout s’était inversé : les régimes dits faibles avaient gagné la victoire alors que les régimes dits forts avaient perdu le combat militaire et avaient même fini par disparaître de la carte de l’Europe.


Comment expliquer ainsi la « force des faibles » et la victoire de la IIIe République française ? La réapparition d’un pouvoir présidentiel fort ? Pas vraiment (même si le rôle du président Poincaré n’a pas été nul)….


Mieux même, si l’on peut dire, la mise en jeu de la responsabilité du pouvoir n’a jamais mieux fonctionné qu’en temps de guerre : au fur et à mesure des critiques et du « règlement de comptes », lorsqu’un gouvernement ne réussissait plus à inspirer confiance, il devait partir. Il y eut ainsi cinq gouvernements successifs entre 1914 et 1918…


La situation que nous vivons actuellement avec le coronavirus diffère de la situation de la première guerre mondiale sur deux points essentiels. Ces deux points mettent en lumière une façon toute nouvelle de « rendre des comptes » en démocratie et ils méritent d’être analysés ici. On peut tout d’abord considérer que notre situation est plus démocratique que celle de la France de 1914. L’État, en effet, n’exerce aucun contrôle sur les conditions d’exercice du « règlement de comptes », il n’a plus les moyens de fixer les limites d’un espace public qui tend au contraire à se dilater. Dans la France de Joffre, un contrôle de censure sur la presse s’était exercé d’une manière très stricte et avait pratiquement interdit l’accès à la connaissance des opérations militaires.


Aujourd’hui, c’est exactement le contraire : toutes les opérations de l’exécutif sont placées au grand jour avec l’étalement, si l’on peut dire, de toutes les faiblesses et de tous les tâtonnements de l’État, depuis la gestion des masques jusqu’à la crise des EHPAD (Établissement d’Hébergement pour Personnes Agées Dépendantes) …


Un second enseignement apparaît cependant dans cette comparaison entre démocratie républicaine du temps de guerre et démocratie présidentielle en temps de coronavirus. Entre 1917 et 2020, le « règlement de comptes » a en effet changé d’« arène ». Dans notre situation présente, on peut même dire que le fonctionnement du « règlement de comptes » semble échapper aux institutions démocratiques voire à toute forme d’institution. Entre 1915 et 1918, à l’exclusion des trois premiers mois de guerre, le « règlement de comptes » avait pu fonctionner avec efficacité en raison du rôle central joué par les organes du Parlement.


Les commissions avaient utilisé à plein leur pouvoir d’enquête, y compris sur le front (après un long bras de fer avec l’État-major) et y compris sur pièces…


Il y avait un caractère moins « démocratique » et moins social qu’aujourd’hui car les critiques n’étaient pas ou peu reportées dans la presse et dans l’opinion. Mais le processus était politiquement efficace : un président du Conseil ou un ministre qui ne parvenait pas à expliquer dans le détail les tenants et aboutissants de sa politique devait démissionner à la suite d’un vote de défiance. C’était un « règlement de comptes » dans le sens le plus fort de la tradition parlementaire.


Le « règlement de comptes » était donc moins d’essence démocratique que parlementaire…


Avec le présidentialisme, le pouvoir se présente comme « force de gouverner » et il se prétend en charge de la totalité d’une crise : il est condamné à surjouer la capacité à contrôler le cours des événements. En retour, il ne faut pas s’étonner qu’il reçoive une ribambelle de critiques, mais des critiques qui n’ont plus de lieu désigné pour s’exprimer et se canaliser.


… Le « bon » règlement de comptes se retrouve ainsi noyé sous un trop plein de règlements de comptes dispersés et sans agrégation politique possible (ni par une assemblée, ni par un parti).


On pourra dire que c’est là une juste rançon des choses : un pouvoir qui paraissait sûr de sa force parce qu’il gérait et ordonnait ses « politiques publiques » au nom de la science et de la nécessité, se trouve attaqué sans nuance et sans mesure par tout un chacun dès que les premières défaillances apparaissent au grand jour…


D’autant plus que le filtre du Parlement ne fonctionne plus. Le maximum d’imputabilité implique ainsi un maximum d’incrimination. Du coup, le fait que la critique en forme de flot généralisé se substitue au rôle ancien des contre-pouvoirs a aussi une conséquence sur la manière de demander des comptes…


Investir tous les citoyens des réseaux sociaux du rôle de procureur, c’est les faire replonger dans une époque d’avant la démocratie.

Une part des critiques nous ramène aujourd’hui au niveau ancestral et primitif du « règlement de comptes ». On appelle à la barre des accusés tel ou tel gouvernant, ou tel ou tel responsable administratif qui peut être un CHU (Centre hospitalier Universitaire) ou une ARS (Agence Régionale de Santé). Madame Buzyn ou Monsieur Véran, accusés de négligence et de « mise en danger de la vie d’autrui » en raison de la minimisation de la crise des masques à tel ou tel moment ? Quelle « vérité » en sortira ?


Le bilan est donc contrasté. Notre espace démocratique exerce une pression sur nos gouvernants, pour « rendre des comptes » : cette pression a plus d’ampleur et plus de force qu’à l’époque des gouvernements confrontés au seul contrôle parlementaire (limitée par la dimension de l’entre-soi). C’est donc plutôt une bonne chose. Il est à craindre, cependant, que la nature du règlement de comptes affaiblisse considérablement le sens politique de l’exercice. Croire qu’il soit possible, à un moment précis, de tenir sous le scalpel le « mensonge » d’un gouvernant, et donc son « crime », c’est se méprendre sur l’exercice du pouvoir en temps de crise, c’est-à-dire dans un temps où la prise de décision s’apparente à une équation à cinquante inconnues.

Quand Mendès France accède au pouvoir en juin 1954, ce n’est pas parce qu’il a réussi à incriminer ses prédécesseurs dans la gestion de la guerre d’Indochine, mais parce qu’il a su convaincre l’Assemblée qu’il pourrait faire un peu mieux ou un peu moins mal au milieu de terribles circonstances.

Investir tous les citoyens des réseaux sociaux du rôle de procureur, on peut le comprendre, mais c’est aussi profondément mépriser leur capacité à exercer un jugement de nature politique, c’est les faire replonger dans une époque d’avant la démocratie. Laisser croire que l’on pourra incriminer Madame Buzyn, Monsieur Véran ou le premier Ministre pour des décisions prises pendant la crise du coronavirus, comme a pu éclater la vérité à propos du délit fiscal de Monsieur Cahuzac, ce n’est pas rendre service à la démocratie en général et encore moins à la démocratie de nos réseaux sociaux qui s’invente sous nos yeux et dont on ne sait pas encore si elle prendra une direction positive ou négative.

Si l’on veut utiliser des termes venus des sciences sociales, on pourra dire que chercher la vérité toute nue comme on le fait dans un procès criminel, c’est commettre une erreur cognitive ou heuristique vis-à-vis du fait politique ; c’est un contre-sens sur la notion de vérité dans l’ordre de la praxis ; ce serait en revenir à la notion de vérité d’avant la phénoménologie. Dit plus simplement, cela nous promet un « règlement de comptes » peut-être spectaculaire et « bankable » pour le sensationnalisme de la presse et pour le confort de certains intellectuels mais cela finira par manquer sa cible : cela finira par rendre impossible la mise en responsabilité politique, à la fois complète et radicale mais aussi juste et équitable de nos gouvernants.

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