I – Valeurs, valeurs, valeurs !
Jean-Philippe Milesy et Jérôme Saddier se sont essayés à un exercice d’économie fiction très intéressant : ils ont imaginé un monde sans l’ESS. Et ils démontrent que si nous n’existions pas, une bonne partie des services, des produits consommés par les Français n’existeraient pas.
Je souscris pleinement à leurs propos. Et pourtant …
A la lecture de cet article, comme dans l’exercice de ma fonction de Président de mutuelle (Mutlog), chaque fois que j’invoque notre appartenance au mutualisme, à l’ESS, j’ai un profond sentiment de malaise.
J’ai déjà eu ce même sentiment dans une vie antérieure quand, passant d’une banque capitaliste à une banque coopérative, je n’ai pas observé de différence fondamentale dans l’exercice de mon métier, dans les exigences de mes patrons, dans l’attention portée aux clients.
J’ai déjà eu ce même sentiment quand, dirigeant opérationnel pour la première fois d’une mutuelle 45, je n’ai trouvé dans ma feuille de route aucun référentiel professionnel spécifique en matière de ressources humaines, d’éthique du débat démocratique, de pilotage…
En revanche, comme tous les assureurs, j’ai été – et je suis chaque jour plus encore – abreuvé jusqu’à l’écœurement d’injonctions règlementaires, de référentiels de vertu externes (Iso 2600, ISR, ESG, Entreprises à mission …).
Mais en matière d’exigences mutualistes, rien !
Alors, oui, Jean-Philippe, Jérôme, si demain, Mutlog n’existe plus, 150 000 adhérents n’auront plus d’assurance des emprunteurs.
Et alors ? Ils en trouveront une autre, moins solidaire en cas de coup dur, moins bienveillante dans le traitement de leurs dossiers, plus chère peut-être, mais cela changera quoi, au fond ?
Ma conviction, mon engagement, c’est que le mutualisme – sa raison d’être diraient les « pseudo-modernes » – doit bien plus que l’assurance à ses adhérents et à la société.
Beaucoup plus !
Mais quoi ?
Moi, Président, dirigeant effectif, mon seul rôle consiste-t-il à vérifier que les contraintes règlementaires sont respectées ? Moi Président, représentant des adhérents, mon action se limite-t-elle à injecter des services et de l’action sociale pour les aider en cas de coup dur (tout en préservant nos résultats financiers bien entendu) ? Moi, Président du Conseil d’Administration, mon devoir est-il avant tout de garantir la démocratie par l’application formelle de nos statuts ?
Mon rôle de Président, et celui des élus du Conseil, n’est-il pas précisément de définir nos obligations mutualistes ? De débattre de comment elles dépassent nos seuls engagements d’assureur, de comment elles s’incarnent dans nos décisions ?
Voilà les questions que je ne retrouve pas dans nos congrès mutualistes, nos campagnes électorales internes, que je ne retrouve pas dans votre article.
Voilà l’omerta qui me met mal à l’aise.
Ces questions sont complexes. Et alors ? Nous sommes tellement contraints par ailleurs. Et alors ?
Est-ce si compliqué si l’on veut bien faire quelques efforts ?
Je vais tenter une illustration en partant de l’une des valeurs évoquées en début de votre article : la non-lucrativité.
Tout d’abord, est-ce en soi une valeur ? Puis-je proclamer ma vertu parce que je ne distribue pas de dividendes à des « affreux » actionnaires ? Parce que j’accumule les résultats dans les réserves « vertueuses » de la mutuelle ?
La non-lucrativité ne devient une valeur que dès lors elle m’oblige vis-à-vis de mes adhérents et de la société.
A Mutlog, nous avons commencé à travailler cette exigence pour l’incarner dans les indicateurs de pilotage de la mutuelle. Cet article n’est pas le lieu pour exposer nos réflexions (je reste à la disposition de tout un chacun pour en parler), mais sachez que le renversement de perspective que nous avons entrepris à cette occasion* a permis et va permettre d’ouvrir des débats de fond sur la raison d’être de nos résultats financiers. Rien de moins !
Et parce que les valeurs n’ont de sens que si elles font système entre elles, ces débats sont une des conditions essentielles de mise en mouvement d’une autre valeur mutualiste que vous citez, la démocratie : sans eux, la démocratie mutualiste est vide de contenu, formelle. Ne venons pas ensuite pleurnicher parce que les enjeux de nos mutuelles sont définis par des régulateurs ou des gestionnaires sachants dont les outils de pilotage s’appuient sur des réglementations qui ignorent nos spécificités, des injonctions à la mode néo-managériale ou, pire encore, par notre propre instinct de puissance ou de survie.
Est-il trop tard pour regretter que nous, mutualistes, n’ayons pas su (ou voulu) travailler collectivement ces sujets ? Est-il trop tard pour regretter qu’aucune réflexion sérieuse ne soit ouverte au sein de l’une ou l’autre des fédérations mutualistes depuis l’échec de la FNMF à formuler le service social rendu par les mutuelles. Je n’ai pas la réponse. D’où mon malaise.
Deuxième exemple concret : à Mutlog, nous avons été audités sur la gestion des sinistres (en assurance des emprunteurs, la maîtrise de ce processus est essentielle pour les équilibres techniques). Cet audit a conclu que nous faisions bien le boulot. Mais « bien » de quel point de vue ? Essentiellement du point de vue de la maîtrise des risques et de la conformité : s’agissant d’un audit de la SGAM prudentielle à laquelle nous sommes affiliés, il est normal que les auditeurs se soient centrés sur ces questions. Mais qui va travailler, quel auditeur va se pencher, sur la question de savoir si nous avons été bienveillants vis-à-vis de nos adhérents ? Si nous les avons accompagnés au-delà de nos seules exigences d’assureurs ? Si nous avons fait la démonstration, à l’occasion de leurs difficultés, de cette proximité qui est, paraît-il, une autre des valeurs mutualistes ?
Cher Jean-Philippe, cher Jérôme, tous les matins en me rasant, je me demande si mon action, en tant que Président, est à la hauteur de ces mots exigeants que nous revendiquons : « démocratie », « solidarité », « engagement », « proximité », « non lucrativité »…
Et comme vous, je pense, plus que jamais, que ces mots ont besoin de « futurs-présents » pour exister.
Alors, oui ! A tout ce que vous démontrez dans cet article. Mais non ! La reconnaissance par le grand public, les médias, voire les politiques, n’est pas mon problème aujourd’hui.
Mon problème aujourd’hui c’est de faire vivre le mutualisme au quotidien, de mettre en lumière, en débat, les tensions entre les exigences de ces mots et celles de notre business sur un secteur où nous sommes petits et où la concurrence est féroce.
Mon problème aujourd’hui, c’est que, en tant que Président, je ne trouve pas de collègues avec qui échanger sur cela, que je ne trouve pas d’organisation collective (mutualiste, ESS ou autre) qui organise ces échanges…
Mon problème aujourd’hui, c’est que je suis las de nos auto-proclamations de vertu.
Le mutualisme n’a d’avenir que si les dirigeants représentant les adhérents, incarnant le mouvement social que nous prétendons être, jouent leur engagement, jouent leur légitimité d’élus, tous les matins, dans les décisions de leurs mutuelles au bénéfice de leurs adhérents et de la société.
Par Christian Oyarbide,
Président Mutlog et Vice-président MLS
*Notons simplement que dans une mutuelle, un résultat positif signifie que nous avons demandé plus d’argent à nos adhérents que nous ne leur en avons rendu sous forme de prestations ou de services. En théorie donc, un résultat négatif, s’il n’est pas la conséquence d’une mauvaise gestion, est positif pour les adhérents. Evidemment, les choses sont plus compliquées que cela et affronter cette complexité est exigeant. Mais nous devons cet effort à nos mandants.