Une tribune de Jérôme Saddier, président d’ESS France, et Jean-Philippe Milesy, des Rencontres sociales.

L’économie sociale et solidaire (ESS) demeure méconnue : incompréhension quant à sa grande diversité et sa richesse, sous-évaluation de sa place dans la vie économique, confusion sur ses ressorts (notamment quant au rôle de la démocratie et de la non-lucrativité), hyperboles autour des dérives de certains de ses acteurs. Et pourtant, comme de nouveaux Monsieur Jourdain, presque sans le savoir, par millions les femmes et les hommes de notre pays sont partie prenante ou usent de l’ESS et ce quotidiennement. Sans doute leur manque-t-il des outils et des clés de lecture pour prendre conscience de la place prise, dans leurs choix de consommateurs, dans leurs pratiques citoyennes, dans leur travail, par les entreprises de l’ESS.

C’est à cette pensée que nous avons imaginé, comme un petit conte moderne, ce scénario d’un « jour sans ESS ». Cela ressemblerait à ces débuts de films catastrophe américains où apparaissent toute une série de situations où se trouvent celles et ceux qui seront bientôt frappés par le cataclysme.

Ainsi cette famille où, comme des dizaines de milliers, le bébé est accueilli dans une crèche parentale ou dépendant d’une association et qui devra trouver une solution : la crèche est fermée. Ainsi cette vieille femme, ce vieil homme dépendant, comme des centaines de milliers, qui attendra en vain son aide familiale, grâce aux structures associatives qui sont des acteurs fondamentaux de la solidarité et de la cohésion sociale ; et pour ces milliers qui sont en Ehpad associatifs, mutualistes le silence, la diète, l’absence de soins.

Ainsi ce sans-logis, ou cette mère célibataire, comme des dizaines de milliers, qui ne trouveront pas le foyer ou la distribution alimentaire dont ils dépendent pourtant, tant pour eux que pour leurs enfants ; les associations auprès desquelles ils ont l’habitude et la nécessité de s’adresser sont portes closes.

Ainsi cette jeune femme, comme des dizaines de milliers, qui a hâte d’aller chercher ses nouvelles lunettes, car son travail sur écran la fatigue, et ce sexagénaire qui attend ses appareils auditifs car ce soir son petit-fils se produit au collège. Ils devront s’en passer puisque leur centre optique ou d’audition mutualiste est fermé.

Ainsi ces patients, comme des dizaines de milliers, qui doivent recevoir des soins dans leur dispensaire, leur clinique, leur cabinet dentaire mutualiste, mais ils restent clos.

Ainsi ce jeune, comme des dizaines de milliers, qui compte bien le soir au club de sport prendre sa revanche sur le club voisin, mais il trouvera le stade ou la salle vide : ces clubs sont des associations et, ce soir, on ne joue pas.

Ainsi cet artisan, ce représentant, comme des dizaines de milliers, qui doit recevoir la visite de l’expert de son assureur auto pour retrouver son outil de travail, ou l’expert construction qui viendra constater les dégâts causés à sa maison, mais celui-ci ne viendra pas, car sa mutuelle d’assurance, pionnière et leader du marché de l’assurance de biens, est fermée.

Ainsi cette femme, cet homme qui, comme des centaines de milliers, doit se rendre à sa banque pour régler un problème important, mais le guichet n’ouvrira pas, puisque sa banque coopérative, dans un secteur d’activité où celles-ci sont majoritaires, a baissé le rideau ce jour-là.

Ainsi ces amateurs de théâtre, comme des dizaines de milliers, impatients d’aller voir le spectacle donné par une troupe associative, de participer à un festival dont la structure organisatrice est une Scic, qui demeureront chez eux. Et puis ces milliers d’entreprises dans les champs les plus divers stoppées, ces services locaux non assurés par des associations ou des entreprises d’insertion, ces salariés par centaines de milliers qui sont arrêtés.

Et, dans cet inventaire partagé entre Prévert et un scénariste de fiction catastrophe, nous en oublions certainement…

Ce jour-là, celui de tant de désarrois, voire de drames, c’est un jour sans ESS ! L’ESS, vous savez, cette économie à laquelle, le plus souvent, on appartient ou que l’on sollicite, pas toujours sans le savoir mais sans en avoir pleinement conscience : les 40 millions d’adhérents des mutuelles santé, les plus de 12 millions de bénévoles engagés dans les associations, les près de 10 millions de sociétaires de mutuelles d’assurance, les près de 15 millions de titulaires d’un compte dans une banque coopérative et ces millions de personnes qui sont quotidiennement les usagers de tous les services économiques, sociaux, culturels de l’ESS.

Nous aspirons, très légitimement, face aux impasses libérales que l’ESS devienne la norme de l’économie de demain. Jean et Lucien Sève, avec la Sécu, la placent dans les préfigurations d’une société démocratique et solidaire, dans ce qu’ils appellent « les futurs présents ». Nous avons essayé de montrer ici son « présent », à vous comme à nous de bâtir son « futur ».

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