1er temps de la valse : Mea Culpa !
Pour une raison idiote : cette idée du « Care » m’a toujours hérissé. Un peu épidermiquement, je l’avoue.
Je me suis donc livré, pendant cette période de confinement, à un bref exercice d’introspection qui a très vite abouti à cette conclusion : je n’aime pas le « Care » parce que je n’aime pas cette idée que l’on prenne soin de moi. Comme si j’étais un enfant. Mon besoin viscéral de liberté, ce refus maladif de dépendre de, cet orgueil de penser que je ne dois rien à d’autres et tout à moi-même expliquent en grande partie ce rejet viscéral.
Mais de là, à me colleter « politiquement » au concept, il y a un pas que je n’avais jamais franchi.
En allant au plus court, jusqu’ici je m’étais dit que l’idée de care allait à l’encontre de ce que devait être un projet mutualiste : parce qu’un projet mutualiste, c’est – ce devrait être – un projet d’émancipation collective et individuelle dans les buts et les moyens.
En effet, si la protection mutuelle, la sécurité individuelle sont, pour nous, la condition d’une véritable émancipation, elles ne sont pas des fins en soi et leur prise en charge n’épuise pas le projet mutualiste, notamment parce qu’il suppose d’agir sur les conditions qui entravent l’émancipation. Evidemment, ceci dépasse de beaucoup l’attention et le soin que l’on peut porter à l’autre : contestation de la soumission dans le travail, dénonciation de la captation de l’idéal démocratique par des représentants qui sociologiquement nous représentent de moins en moins, interpellation de la toute-puissance arrogante d’un Etat techno-scientiste, etc.
Bref, l’idée que je me faisais du « care » ne correspondait pas à l’idée que je me fais du projet mutualiste.
Une autre idée, moins noble, a aiguillonné mon envie de me pencher sur les préjugés. J’ai vu passer une première vague – et je crains une deuxième vague – de prises de positions de dirigeants mutualistes qui faisait du care la nouvelle mission des mutuelles.
Comme si nous n’avions pas assez à puiser dans notre histoire, nos pratiques et nos débats pour questionner nos façons d’être utiles aux gens et à la société et devions chercher chez les anglo-saxons de quoi penser autrement.
Relocalisons nos prêts à penser ! Cette injonction suffirait-elle à vaincre le virus du care ? J’en doutais au fond de moi.
Enfin, pris d’un remords épistémologique (c’est un grand mot qui fait bien dans le décor), je me suis demandé : et si j’étais injuste avec le care ? Si j’étais tout simplement de parti pris ? Serais-je cohérent avec la posture du Cercle Vivienne, reprise par la Mutuelle Les Solidaires, de promouvoir le débat, la confrontation d’idées ?
Evidemment non !
Alors mea culpa !
Je me mets au boulot.
2e temps de la valse : la Confrontation.
Je me suis lancé. Mais, en même temps, je n’avais pas envie de m’avaler des tas de bouquins. Faut tout de même pas exagérer ! Je veux bien écouter 9 heures d’Alain Supiot au Collège de France sur l’histoire de la démocratie sociale, je veux bien lire « la Gouvernance par les nombres » parce que là il y a matière à penser, matière à s’enrichir.
Mais si le care est ce que je crois : un ersatz de pensée philosophico-politique, cela ne vaut pas le coup d’investir. Je vais lui faire la peau en deux temps trois mouvements précisément.
Alors, j’ai commencé par Wikipédia : l’article ad hoc, s’appelle « l’éthique de la sollicitude »
On y trouve au tout début cette définition.
« Le care désigne l’ensemble des gestes et des paroles essentielles visant le maintien de la vie et de la dignité des personnes, bien au-delà des seuls soins de santé. Il renvoie autant à la disposition des individus – la sollicitude, l’attention à autrui – qu’aux activités de soin – laver, panser, réconforter, etc. –, en prenant en compte à la fois la personne qui aide et celle qui reçoit cette aide, ainsi que le contexte social et économique dans lequel se noue cette relation. »2
Le domaine des activités correspondant au care n’est évidemment pas nouveau, mais sa conceptualisation par les regards croisés des psychologues, sociologues, philosophes ou professeurs de sciences politiques, et sa valorisation dans l’univers politique est un phénomène plus récent. L’énoncé d’une nouvelle formulation des liens d’interdépendance et de caring existant entre les individus invite à une nouvelle manière d’objectiver l’organisation de la société. »
Ok, avec ces quelques idées pas de souci. Mais rien de vraiment neuf pour un mutualiste « émérite ».
Mais pourquoi donc importer cette notion dans un discours mutualiste ? Qu’est-ce que cela ajoute ?
Est-ce que cela ne signifie pas, tout simplement, que nous sommes contraints de surfer sur les vagues des autres pour espérer être audibles ? Si c’est le cas, c’est tout simplement triste et révélateur de l’état d’incapacité du mouvement mutualiste à faire vivre les mots qui sont les siens et parmi ceux-ci ceux qui sont au fronton de mus de valeurs : solidarité, engagement, démocratie, proximité … Et tout simplement « mutualité ».
Tout de même, après l’effort d’auto-conviction que j’avais fait pour me lancer dans l’arène, je ne pouvais pas me contenter de cette victoire facile.
J’aurais aimé une confrontation plus dure.
Assez vite, il m’a semblé que « la société du soin » se construisait sur l’idée d’une attention à l’autre « en situation de vulnérabilité » ou de « dépendance ».
Là, de nouveau, je retrouvais mon irritation épidermique et cette idée que le projet mutualiste ne peut pas être simplement réparateur de dégâts.
Alors, j’ai quitté Wikipédia pour aller voir du côté de l’Encyclopédia Universalis.
J’y ai retrouvé en première tête de chapitre : « L’humain comme vulnérable.»
Je ne m’étais pas trompé : l’éthique du care porte donc bien une vision de l’être humain et cette vision est qu’il est vulnérable. Et là l’article déroule les fils.
D’emblée, je suis sur mes gardes : essentialiser une seule dimension de l’humain pour en tirer des principes d’action et des « jugements » sur ces actions me pose problème.
Pour moi l’humain est complexe, contradictoire, historique, culturel, animal, engagé, désirant, soignant, soigné, discutant, débattant, votant, dirigeant, obéissant, consommant, commerçant, travaillant, créant. Individualiste, empathique. Et la société n’est donc évidemment pas la somme de ces existences. Elle les dépasse, les porte, les rejette.
Bref, l’humain est par nature en situation de recherche de lui-même, pour s’autonomiser, pour s’individuer. Et la société elle-même est en perpétuelle tension. Les équilibres sont instables et se réorganisent, explosent …
Tirer un seul fil pour faire « humain », faire « société » est une aberration.
Autour de la façon de tirer ce fil, en revanche, nous ne pouvons faire une trêve, voire même une alliance contre tous les donneurs de leçons théoriques.
Je cite l’article : « Le care cherche à donner une réponse pratique à des besoins spécifiques qui sont toujours ceux d’autres singuliers (qu’ils soient proches ou non). »
En recopiant la phrase, j’ai un doute sur l’alliance que je viens de faire.
Non pas que je sois contre les idées qu’elle contient, mais parce qu’en ne regardant que les individus, elle rate plusieurs cibles :
- Le changement des conditions qui créent les oppressions systémiques, les souffrances massives, les aliénations collectives.
- La nécessité de l’action collective pour changer ces conditions.
- L’organisation collective de cette sollicitude qui doit être pensée sur un mode performatif : les modalités de l’action portent par elles-mêmes une partie de la solution.
- L’émergence de droits sociaux collectifs à l’aune desquels, collectivement, nous pourrons questionner, orienter, mettre en œuvre des politiques publiques, c’est-à-dire faire société, citoyenneté.
Pour illustrer ces idées, reprenons une vieille idée : « Si tu donnes à celui qui a faim un poisson, il mangera, un jour. Si tu lui apprends à pêcher, il mangera tous les jours ». Mais nous, nous ajoutons : « Si tu le fais avec tes voisins, tu pourras non seulement les aider, mais tu mangeras mieux en diversifiant les ressources auxquelles vous aurez accès. Et enfin, si vous vous organisez pour que les besoins des uns et des autres deviennent les besoins de tous, alors vous serez rejoints par tous ceux qui vous aurez laissé de côté au début. »
A ce stade, il m’apparaît que si le care n’est pas mon ennemi c’est un allié de peu de poids dans le combat mutualiste. Et la crise mondiale du Covid le démontre : la sollicitude ne suffit pas.
Elle est utile, et sans doute une alliée plutôt qu’une adversaire, mais une alliée qui n’est pas décisive dans le combat pour l’émancipation.
3e temps de la valse : et si le care était néanmoins une arme ?
Mais une alliée cela se respecte et se choye. Surtout quand, dans une économie capitaliste mondialisée on n’en a pas beaucoup.
Peut-être puis-je écouter un peu plus ce qu’elle a à nous dire ?
Et ce qu’elle a à nous dire est cruel !
Tout d’abord, la dimension féministe de son histoire et le renversement des valeurs qu’elle porte sont décisifs sur la perception des métiers du Care, dimension qui prend un relief singulier en cette période où l’on retrouve l’indispensabilité des métiers du soin (au sens très large du terme). Cette dimension féministe nous impose un retour introspectif sur nos pratiques mutualistes. Il n’est qu’à voir les photos de nos congressistes, immensément, intensément mâles blancs pour sentir que nous sommes aveugles à de nombreuses dimensions du care.
Corrélativement, l’éthique du care percute une conception normative de la justice, hétéronome aux besoins réels des gens. Je cite l’article : « La notion de care, recouvrant à la fois des activités très pratiques et des sentiments ou une sensibilité, une attention soutenue à l’égard d’autrui et un sens des responsabilités, rompt avec la responsabilité telle que l’entendent les théories impartialistes de la justice. »
Cette phrase pourrait utilement servir d’introduction à une réflexion sur l’engagement mutualiste « de terrain ». Tous les mutualistes ayant participé – comme moi – aux multiples groupes de travail sur le bénévolat mutualiste comprendront de quoi je veux parler.
Bien entendu, nous devons garder à l’esprit comme le dit l’article que « les deux orientations morales différentes que sont la justice et le care doivent être conjuguées pour parvenir à une justice réaliste. »
Néanmoins, en matière d’action collective, il y aurait beaucoup à dire sur la dimension morale. Mais passons, mais on ne rechigne pas devant des alliés de bonne volonté quand l’ennemi est le capitalisme cynique.
Et cet allié, en fin d’article, vient m’expliquer que le roi mutualiste est nu. Je cite :
« La division sociale – et aujourd’hui mondiale – du travail de care risque de donner l’illusion que l’on peut distinguer aisément un care « émotionnel » – attentif aux besoins affectifs des personnes particulières – et un care « de service » qui peut être délégué et acheté. Le premier serait alors l’apanage des femmes blanches favorisées tandis que le second resterait délimité par tout ce que les premières ne prennent pas en charge, en résumé « le sale boulot » qui revient aux « autres ».
En transposant l’analogie et en la renversant pour l’appliquer à l’univers mutualiste, on pourrait imaginer un care émotionnel qui relèverait des bénévoles de terrain et un care business – celui qui compte et qui est compté dans le bilan – qui relèverait des professionnels salariés ou des seuls élus « fit and proper ».
Là, on a envie de l’oublier l’allié encombrant et de retourner à ses petites exécrations infondées d’avant.
Mais il n’a pas fini. L’auteure de l’article conclut en citant Joan Tronto : « Pour qu’elle soit créée et poursuivie, une éthique du care s’appuie sur l’impératif politique qui consiste à conférer une valeur au care et à reconfigurer les institutions en fonction de cette valorisation. » Et l’article s’achève en faisant écho aux thèses de Carol Gilligan : « Les éthiques dominantes de tonalité libérale sont le produit et l’expression d’une pratique sociale qui dévalorise l’attitude et le travail de care, qui ne veut pas le voir ni trop en entendre parler. L’éthique du care donne à des questions ordinaires la force et la pertinence nécessaires pour examiner de façon critique nos jugements moraux et notre hiérarchie spontanée des activités humaines. D’où son actualité à la fois morale et politique ».
Fin de la danse : merci le care
Même si je reste convaincu que le care ne peut pas être la mission mutualiste, je ne résiste pas à lui rendre hommage en paraphrasant la citation ci-dessus d’un point de vue mutualiste.
« Les éthiques dominantes de tonalité libérale sont le produit et l’expression d’une pratique sociale qui dévalorise l’engagement solidaire et la pratique démocratique, qui ne veut pas les voir et les comptabiliser au crédit des acteurs concernés. Le mutualisme donne à la résolution de problèmes ordinaires la force et la pertinence nécessaires pour examiner de façon critique les critères dominants de performance des entreprises et leurs hiérarchie des priorités. D’où son actualité à la fois existentielle et politique. »
par Christian Oyarbide