Temps 4 : les huit mauvaises raisons de faire l’impasse sur les valeurs.

J’ai beaucoup d’échanges avec des personnes qui ont approché notre univers et se disent très intéressées par les valeurs que nous portons. Mais ils ne comprennent pas pourquoi, quand ils nous regardent d’un peu plus près, l’incarnation de ces valeurs dans nos organismes ne saute pas aux yeux.

Au fil des discussions avec ces observateurs, nous avons évoqué plusieurs raisons possibles et beaucoup de tentatives d’excuser ce défaut d’incarnation. A noter que ces excuses n’émanaient pas que de mutualistes mais également d’observateurs bienveillants.

Malheureusement, aucune de celles-ci ne m’ont convaincu et je vais tenter d’expliquer pourquoi.

  1. Les mutualistes n’ont pas eu le temps de retravailler leurs valeurs face aux contraintes de toute nature qui leurs sont tombées dessus ces dernières années.

Je reviendrai sur certaines de ces contraintes qui, il est vrai se sont multipliées depuis plus de vingt ans.

Mais je voudrais, immédiatement, faire observer que, dans un contexte infiniment plus critique (et c’est peu de le dire), le Conseil National de la Résistance a su, dans son programme « les jours heureux », à la fois répondre à l’urgence d’une situation (coordination de la résistance) et travailler sur un projet d’avenir pour la société libérée.

S’il n’y a pas, dans la mutualité, l’énergie, le courage pour, à la fois, résister aux injonctions externes et repenser (je reviendrai plus loin sur ce « repenser ») nos projets d’avenir au bénéfice de nos adhérents et plus largement de tous ceux qui sont en difficultés, alors le mouvement mutualiste n’a plus de raison d’être.

Je voudrais également faire observer que la double nature de la gouvernance mutualiste (élue et gestionnaire) devrait permettre, sur ce point, une répartition des rôles : aux élus le pilotage de la réflexion sur l’ambition mutualiste, aux salariés experts la réflexion sur l’adaptation aux contraintes externes et le management. Et aux deux réunis l’organisation et l’alimentation du débat sur les tensions qui naissent de la confrontation de ces points de vue. A ce propos, signalons, que le combat de la FNMF sur le maintien du Président comme dirigeant effectif a largement contribué à tirer la branche politique de la gouvernance vers la seule adaptation aux contraintes.

  1. L’Etat a tellement encadré les garanties et la concurrence est tellement vive qu’il n’est plus possible de se différencier autrement que par les prix.

Là encore ces évolutions sont incontestables et elles pèsent considérablement.

Mais elles pèsent sur l’activité de « complémentaire santé ».

Or, historiquement, l’activité d’une mutuelle santé ne se limite pas à être un centre de paiement derrière la Sécurité Sociale. Le projet mutualiste c’est, entre autres, de favoriser l’accès à la santé (et pas seulement aux soins et au paiement de ceux-ci) des populations. Et singulièrement des populations les plus éloignées (pour des raisons diverses) du système de santé ou les plus en difficultés pour cause d’accidents de la vie (et pas seulement de santé).

Le projet mutualiste c’est aussi de proposer des moyens, des idées pour transformer les conditions de vie qui pèsent sur l’état de santé.

C’est cette formulation qui a conduit, par le passé, la mutualité à développer des offres de soins et, plus récemment, pour certains acteurs à s’intéresser aux conditions de logement. C’est aussi cette formulation qui a conduit, et conduit encore, la mutualité à mettre l’accent sur la prévention.

Alors, certes, les modèles économiques de ces champs d’activités sont aujourd’hui difficiles, mais faut-il pour autant y renoncer ou les céder – comme on le voit ici ou là – ?

N’est-il pas possible de s’emparer de solutions digitales pour donner des voies d’accès à la santé aux populations en difficulté au lieu de les packager dans des offres de service annexes qui ne seront utilisées que par ceux qui ont déjà de multiples moyens de se soigner ?

N’est-il pas possible d’utiliser l’Intelligence artificielle pour détecter les fragilités parmi nos adhérents et aller au-devant d’eux par l’intermédiaire de nos bénévoles ?

N’est-il pas possible de travailler sur les conditions sociales, économiques environnementales qui pèsent sur l’espérance de vie de nos concitoyens, en liaison avec les chercheurs, les associations … ?

N’est-il pas possible – au moment où il devient impossible de joindre les services d’une grande mutuelle – de mobiliser tous les moyens, numériques, physiques, salariés, bénévoles pour accompagner nos adhérents ?

Etc.

Les besoins, les espaces et les moyens d’intervention sont immenses et en mouvement. Si nous ne savons pas nous en saisir, alors ne déplorons pas d’être perçus par l’Etat comme des supplétifs d’une Sécurité Sociale étatisée (ce qui n’était pas le projet de 45).

  1. Les mutualistes font beaucoup de choses, mais personne n’en parle !

Eh bien non, globalement on ne fait pas vraiment beaucoup. Ou plutôt, on le fait dans les marges de nos métiers : dans nos fondations, nos mutuelles de Livre III, notre action sociale, et au travers des fameux packaging de services annexes évoqués ci-dessus.

Mais pas dans le cœur de nos processus de relation aux adhérents et de nos offres.

Reléguant nos actions de solidarité et de proximité sur des strapontins, nous sommes dans une démarche qui n’est pas « essentiellement » différente de celle des sociétés de capitaux quand, au titre de la RSE, ou de leur raison d’être, elles développent des bonnes pratiques consuméristes ou subventionnent des acteurs externes au travers de leurs fondations. Notre engagement n’est pas différent, or pourtant l’engagement est précisément une des valeurs que nous mettons en avant.

C’est ainsi, par exemple, que nos fonds d’action sociale, déconnectés de nos missions, ont perdu leur sens mutualiste pour se transformer en « bonnes œuvres ».

Comment faire la différence ? Dans l’énergie mobilisée (pas l’argent), donc l’engagement, tout simplement. Et cela rejoint la question 4.

  1. De toutes façons, aujourd’hui, les jeunes ne s’engagent plus, et surtout pas dans les mutuelles. Alors à quoi bon réfléchir à l’engagement ?

J’ai déjà eu l’occasion de faire remarquer qu’aujourd’hui, quand les dirigeants mutualistes abordent cette question, ils pensent « engagement au profit de la mutuelle » alors que le mutualisme c’est « engagement au profit des autres ».

Sur cette définition, un ami consultant me posait la question suivante : « Ok au profit des autres, mais dans ce cas pourquoi, pour être utile aux autres, les gens viendraient-ils plutôt dans une mutuelle que dans une association qui œuvre sur le même terrain. » ?

Cette question n’est pas la mienne. Ma question à moi, mutualiste, n’est pas de savoir combien de gens soutiennent mon action, mais combien de gens j’aide. Et singulièrement, combien de gens en réelle difficultés.

Serait-il aberrant que dans les KPI (key performance indicators pour parler de manière provocatrice comme les consultants), le nombre de gens aidés soit l’un des tout premier ?

  1. Une objection économique surgit alors immédiatement : tout ceci coûte et dans un univers de guerre tarifaire, c’est un problème.

C’est en effet un problème, mais avant même de le creuser, il me semble que l’un de nos arguments pour faire valoir notre « vertu » mutualiste est que nous n’avons pas d’actionnaire à rémunérer. Et donc, cet argent « économisé » il va où ? Ou plus exactement, il devrait aller où ?

A tous ceux que nous sommes supposés aider et ceci sans contrepartie économique. Ou alors je n’ai rien compris à la non-lucrativité que nous revendiquons.

Je ne suis évidemment pas le premier à relever cela et des Président de la FNMF ont ouvert des chantiers sur le dividende social mutualiste, ou sur le service social rendu. Chantier avortés. Pourquoi ? Interrogeons-nous collectivement sur ces échecs.

Une des objections à ces « dividendes » s’appuie les contraintes réglementaires qui coûtent à mettre en place (mais elles coûtent aux non mutualistes de la même façon) et surtout sur la nécessité de mettre nos résultats en réserve pour satisfaire aux besoins de couverture de solvabilité. Mais quand la réglementation demande 100, toutes les mutuelles, ou presque, s’enorgueillissent de faire 200, ou 300, voire communiquent sur l’augmentation de ce ratio de couverture.

A ce stade l’ACPR (le régulateur de notre profession) est d’un grand secours puisque lui-même ne se contente pas de 100.

Et que faisons-nous alors ? Nous lui emboîtons le pas quand notre combat aurait dû être de dénoncer son appétit de sur-couverture, au nom de la défense des intérêts de nos adhérents dont les cotisations, rappelons-le, ont financé l’augmentation de ce ratio.

Quand on œuvre avec l’argent des adhérents, rendre compte de la bonne utilisation de celui-ci au regard de nos missions n’est pas une option. C’est un devoir.

L’objection suivante au pilotage d’une mutuelle par les valeurs se répartit en deux camps, selon que l’on est gros ou petit.

  1. Argument des petits : on en a plus les moyens face à l’augmentation des coûts liés à la multiplication des réglementations.

Je ne ferai pas aux lecteurs de cet article l’injure de leur rappeler la fable du colibri. S’ils ne la connaissent pas, je suis à leur disposition pour en parler et cela nous fera une occasion d’échanger.

Sa morale est que l’on n’est jamais trop petit pour donner l’exemple.

A ce propos, j’ai vu de toutes petites mutuelles, parce qu’elles sont proches de leurs adhérents, développer des actions utiles, sans mobiliser d’autres moyens significatifs que leur envie d’aider ces derniers. Mais, il est vrai que l’envie cela coûte : des efforts d’écoute, des efforts d’imagination, des efforts de bienveillance.

Nos efforts sont-ils toujours à la mesure de nos devoirs vis-à-vis de nos adhérents ?

6bis) Argument des « gros » : faire vivre la solidarité, la proximité, l’engagement c’est plus facile dans une petite mutuelle que dans une grosse.

Mais alors pourquoi grossir si cela rend la mission impossible ? Et pourquoi expliquer aux petites qu’elles n’ont d’autre solution que d’être absorbées par un gros pour continuer à servir leurs adhérents ?

Quel est cet illusionniste qui affirme qu’il est plus facile d’être mutualiste quand on est petit et, dans le même temps, démontre qu’il n’est plus possible d’être petit.

Si cela n’est pas la mort du mutualisme je ne m’y connais pas.

La vérité c’est que les « gros » n’investissent pas dans l’incarnation des valeurs mutualiste à proportion de leur taille.

Il n’y pas d’économie d’échelle dans la solidarité, l’engagement, la démocratie, la proximité !!!

Les valeurs 1) ça coûte 2) ça coûte d’autant plus que le nombre de gens concernés par leur mise en œuvre est plus grand.

7) Enfin, dernier argument (à ce stade) : le monde a changé et nos valeurs ne parlent plus aux gens.

Pardon ?

La démocratie ne parlerait plus aux gens ? Certaines formes de démocraties représentatives confiscatoires de la parole des citoyens ou des adhérents, probablement. Mais d’autres formes sont possibles et souhaitables.

La solidarité ne parlerait plus aux gens à cause de la montée de l’individualisme consumériste. Si nous n’avons pour seuls repères que les valeurs marchandes, certes. Mais notre mission n’est-elle pas précisément de démontrer qu’il est possible d’agir autrement ?

L’engagement ? J’en ai déjà parlé.

La proximité ? De quoi parlaient-ils, sur les ronds-points, les gilets jaunes, avant que le mouvement ne dégénère ?

Etc.

Bien entendu, tous ces mots, toutes ces valeurs sont aujourd’hui bousculées, questionnées bien au-delà de notre petit monde mutualiste.

Allons-nous attendre, bien au chaud derrière les excuses ci-dessus, que l’on nous explique comment contribuer à les faire revivre ou, pire, que l’on nous nous explique qu’elles n’ont plus besoin de nous pour exister ?

Ou allons-nous prendre notre part dans leur revitalisation ?

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