Temps 3 : les valeurs, quelles valeurs ?

Un lecteur attentif aura noté que je n’ai toujours pas traité deux questions pourtant basiques quand on prétend piloter par les valeurs :

  • Qu’est-ce qu’une valeur ? Et singulièrement une valeur mutualiste ?
  • Parmi la douzaine de valeurs affichées par l’une ou l’autre mutuelle, comment choisir ? Certaines sont-elles incontournables ?

Jusqu’ici, je n’ai traité qu’une seule question sous deux aspects ?

En quoi faire référence à une valeur nous oblige-t-elle :

  • Dans le pilotage de nos activités ?
  • Dans la défense de cette valeur pour elle-même ?

Il faut s’attaquer maintenant au cœur du sujet :

Qu’est-ce qu’une valeur ? Qu’est-ce qu’une valeur mutualiste ?

Pour tout dire, je ne suis pas certain qu’une réponse a priori et « hors tout contexte » à cette question soit nécessaire au pilotage par les valeurs.

Et ce pour au moins quatre raisons :

  • Les mots utilisés (démocratie, solidarité, engagement, etc.) pour énoncer les valeurs mutualistes (ou pas) sont généralement lourds de sens et polysémiques. En proposer une définition relève de la philosophie, sociologie, anthropologie, politique … Et nous, dirigeants mutualistes, ne sommes, sauf exception, « qualifiés » (dans tous les sens du terme) sur aucun de ces domaines.
  • Ces mots présentent une autre caractéristique : ils sont connus de tous et tous nous avons notre idée de ce qu’ils peuvent recouvrir. N’est-ce pas précisément dans la confrontation de ces idées que la démocratie mutualiste trouvera un terrain de vitalité ?
  • Cette confrontation n’est pas spéculative puisqu’il s’agit d’en déduire des principes d’actions pour nos mutuelles. Or, les champs (activités, territoires, publics) d’incarnation ou de défense de ces valeurs sont différents d’une mutuelle à l’autre et, s’agissant de leur mise en œuvre pratique, les réponses peuvent varier sans qu’il soit possible de hiérarchiser a priori la qualité des dites réponses.
  • Comme j’ai tenté de le démontrer précédemment, le mutualisme ne peut pas « travailler » les valeurs les unes indépendamment des autres. C’est bien l’ensemble qui fait système et en l’occurrence « mutualité ». Tenter une définition une à une, selon moi, ne fera que vider de son sens toute tentative d’éclaircissement.

Mais même en évacuant la question de la définition, reste celle-ci.

Quelles valeurs sont incontournables pour faire mutualité ?

Je vais m’essayer à y répondre, mais là encore, le débat mériterait d’être ouvert collectivement au sein du mouvement mutualiste puis de chacune des mutuelles.

Les énoncés ci-dessus sont sous-tendus par l’idée que pour travailler les valeurs il faut discuter collectivement de ce qu’elles imposent, des tensions qu’elles peuvent susciter : la démocratie s’impose comme la première valeur mutualiste incontournable.

Tout de suite après, dans les déclarations de vertu des mutuelles, sans exception, la non-lucrativité est mise en avant.

En première analyse, la non-lucrativité est plus une exigence économico-institutionnelle qu’une valeur. Et pourtant ?

Si l’on considère les choses d’un point de vue démocratique et mutualiste, la non-lucrativité ne nous dédouane de rien dans le pilotage économique de nos mutuelles. Au contraire, elle nous oblige bien au-delà des acteurs lucratifs.

En effet, l’actionnaire d’une société de capitaux peut s’estimer satisfait dès lors que la valeur boursière de ses actions progresse et que le dividende correspond à ses attentes.

Mais nous, mutualistes, exerçons notre activité avec l’argent de nos adhérents : utiliser chaque centime au mieux et rendre compte de cette utilisation aux représentants des dits adhérents est donc une exigence majeure. Pour que l’exercice ne reste pas formel, rendre-compte suppose, là encore, une démocratie vivante.

Une fois ceci posé, la véritable difficulté est de définir ce que signifie « utiliser au mieux » l’argent des adhérents.

Limiter les dépenses inutiles du point de vue de nos missions semble donc un minimum.

Mais ceci, en réalité, ne dit rien sur rien.

Prenons la mission d’une mutuelle santé que l’on pourrait synthétiser ainsi : donner accès à la santé.

Mais « l’accès à la santé » de qui ? Mes adhérents d’aujourd’hui ? Ceux de demain ? Quels adhérents demain ? Comment prioriser ceux que je vais aller chercher (les plus démunis, les plus solvables …) ? Sous quelles conditions (sélection médicale ou pas …) ? Avec quelles offres (les plus rentables ?) Avec quels moyens (full digitaux, humains, bénévoles …).

La « non-lucrativité mutualiste » permet et impose de se poser ce type de questions « existentielles » démocratiquement : c’est par cette alchimie démocratique qu’elle se transforme en valeur. Sans cette exigence, elle n’est qu’une modalité économique d’exercice d’un métier.

Mais cela ne suffit pas.

En effet, si la « vertu » n’est pas dans le modèle économique non-lucratif en lui-même, à l’aune de quoi évaluer les réponses aux questions ci-dessus et comment en rendre compte démocratiquement ?

La plupart du temps nous allons chercher nos indicateurs dans les standards « de marché » ou « règlementaires » qui relèvent de rationalités étrangères à notre propos. Ceci ne veut pas dire qu’ils ne constituent pas des outils utiles (parfois), mais la boussole n’a jamais fixé le cap.

Quelle rationalité opposer au marché ou aux régulations ?

Il est possible de revenir à une distinction classique : rationalité utilitariste ou rationalité axiologique.

Faisons tout de suite un sort à la rationalité utilitariste.

Utilité, ok. Mais utilité pour qui, pour quand, comment ? C’est le serpent qui se mord la queue puisque l’on revient aux questions précédentes.

Tournons-nous vers la rationalité axiologique : la réponse serait-elle dans le corpus des valeurs mutualistes ?

Prenons une valeur revendiquée peu ou prou par toutes les mutuelles : la solidarité.

Solidarité entre qui et qui ? Les adhérents solvables uniquement ? Les adhérents vertueux qui répondent à nos sollicitations en matière de prévention ? Les biens portants ? Etc.

Pour chacune des valeurs, des questions du même type vont se poser.

Prenons l’engagement : au profit de qui ? La proximité, quelle proximité : géographique, professionnelle … ?

Les réponses ne viennent donc pas de l’énoncé des valeurs.

De mon point de vue – mais ceci, là encore, mériterait d’être mis en débat dans le mouvement mutualiste – les réponses sont à chercher dans l’ambition que se fixe la mutuelle dans l’accomplissement de sa mission.

Un préalable méthodologique aux choix des valeurs.

Pour choisir les valeurs, je mets en discussion un préalable méthodologique fondé sur une échelle de choix d’ambition mutualiste à quatre degrés.

L’important est moins le nombre de degrés que la logique qui sous-tend la méthode.

La 1er point de cette logique est que chaque degré « supérieur » contient les exigences de tous les degrés « inférieurs », comme un jeu de poupées russes.

Le 2ème point est que le minimum de valeurs à satisfaire comprend démocratie et non lucrativité.

Le 3ème point part de la constatation pragmatique que toutes les activités de la mutuelle ne peuvent pas incarner, à un instant t, le même degré d’ambition, notamment sous la contrainte de la compétitivité, de la complexité. Tout l’intérêt de la gradation est de mettre en lumière ces limites pour les assumer.

Les quatre degrés d’ambition mutualiste.

1) La mutuelle est exclusivement au service de ses adhérents pour mettre en œuvre le mieux et le plus efficacement possible le contrat (d’assurance) qui la lie à eux : nous sommes face à une rationalité utilitariste-consumériste. La forme mutualiste n’est alors qu’une des formes d’exercice d’un métier. La valeur démocratique et la non-lucrativité suffisent à qualifier et justifier cette forme et le sujet est de savoir si cette forme est la plus efficace au regard des attentes des consommateurs/adhérents. Les autres valeurs revendiquées restent sur des strapontins comme elles peuvent l’être dans les sociétés de capitaux.

2) La mutuelle se fixe pour mission de permettre au plus grand nombre – singulièrement aux populations les plus en difficultés – de résoudre des problèmes qui dépassent ses seuls engagements contractuels : accès à la santé plutôt que couverture complémentaire, au logement plutôt qu’assurance des emprunteurs, à la mobilité plutôt qu’assurance auto … La solidarité et la proximité entrent en jeu comme conditions nécessaires d’identification et d’expression des difficultés et des solutions pour y pallier. Le travail (déjà évoqué) sera de remettre ces deux valeurs au cœur du réacteur « économique » et pas de les cantonner à des strapontins ou des suppléments d’âme.

Les deux niveaux d’ambition suivants qualifient, selon moi, la dimension « mouvement social » du mutualisme.

3) La mutuelle se donne pour mission de contribuer à transformer les conditions qui génèrent les difficultés de ses adhérents sur son champ d’intervention, notamment par la mobilisation de la « société civile » (et en premier lieu de ses adhérents) et/ou par la création de « services » hors assurance. L’engagement s’ajoute alors « obligatoirement » aux quatre valeurs déjà mobilisées dans les degrés d’ambition précédents. Sur ce plan nous allons devoir, par exemple, réinventer des fertilisations « structurelles » entre les activités assurantielles et extra assurantielles (réalisations sanitaires et sociales, éducation …), synergies détricotées par les réformes règlementaires depuis plus de deux décennies. Nous allons aussi devoir faire de cette ambition de transformation un pilier à part entière de nos activités sans pour autant sacrifier nos modèles économiques sous peine de « faillite ».

4) La mutuelle ambitionne de faire vivre les cinq valeurs ci-dessus (au minimum) pour elles-mêmes : elle se veut « exemplaire », « citoyenne », etc. Mais, bien entendu, elle doit toujours incarner dans son action les cinq valeurs précédentes (démocratie, non lucrativité, solidarité, proximité, engagement) et peut-être d’autres. Cette nécessité d’incarnation, dans des activités par ailleurs soumises à des contraintes économiques, distingue alors fondamentalement la forme mutualiste d’autres formes d’intervention sur la société comme les coopératives, syndicats ou partis politiques.

Sur ces deux derniers degrés, le champ de réinvention de l’action mutualiste est immense et l’espace pour faire vivre les valeurs infini.

Peut-être trop.

Il faudra dans bon nombre de cas descendre l’exigence vers les niveaux inférieurs pour démontrer, par l’exemple, qu’il est possible, utile … de mettre en œuvre les valeurs et ensuite remonter progressivement les degrés, forts de l’expérience acquise en proximité avec la société et avec nos adhérents notamment.

C’est ce jeu de navette entre les degrés qui sera la richesse et l’avenir du mutualisme dès lors qu’il ambitionne de dépasser le seul degré de l’utilitarisme consumériste.

En synthèse : les valeurs sont utiles pour elles-mêmes.

Le mouvement mutualiste, riche de son histoire et, encore, de ses militants, peut se donner pour ambition de faire vivre, pour elles-mêmes, les valeurs dont il se réclame.

C’est peut-être vers cet horizon qu’il faut regarder pour donner, si nous le souhaitons, du sens à l’affirmation que nous sommes un mouvement social, que nous proposons des chemins différents.

C’est, selon moi, vers cet horizon qu’il faut regarder pour reconquérir une utilité sociale spécifique.

Je mets une proposition en débat : faire de la vie des valeurs une activité mutualiste à part entière !

Voilà un beau projet : non ?

La question reste de savoir pourquoi les mutualistes ne semblent pas s’en emparer.

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