Dans un dîner récent d’amis engagés autour des questions de santé et d’assurance, j’évoquais les ambitions possibles d’un opérateur français dans l’apport de solutions d’aide et de maintien à domicile ancrées dans les territoires.
Je faisais observer que ce groupe disposant d’un maillage très dense, d’une offre de services de proximité en cours de construction, d’un assureur santé prévoyance, avait tous les atouts, s’il le voulait vraiment, pour devenir la référence de demain dans ces domaines et servir les populations les plus éloignées des systèmes sociaux et de santé.
Un des amis me fit, cependant, cette remarque : « Certes mais tout cela reste franco-français ; à l’échelle de la planète, la France n’est qu’une petite région et cet opérateur restera toujours petit, toujours local, sans poids réel. »
Pour peser sur la marche du monde, il faudrait donc absolument être « gros » et « mondial ».
Je n’ai pas trouvé, sur l’instant, d’objections à cette affirmation et le Pic-Saint-Loup aidant nous avons clos cet échange.
En y repensant, nous avions commis une erreur de point de vue toute simple : être gros et mondial est-ce une garantie d’emprise sur le cours des choses ?
Axa ou un Allianz ont-ils, de ce point de vue, plus d’atouts potentiels que notre opérateur franco-français (à supposer que les uns ou l’autre ambitionnent de changer le monde, ce qui est loin d’être évident).
Axa ou Allianz, sociétés mondiales, cotées, agissent sous l’emprise des règles du capitalisme mondialisé et régulé ; un étau à trois mâchoires (trois mâchoires et demi en réalité) :
– les exigences des actionnaires,
– la concurrence,
– et, compte tenu de leur taille, les multiples régulations destinées, notamment à protéger les deux premières mâchoires, mais également toute l’architecture du libéralisme financier et consumériste.
Leur marge de manœuvre pour desserrer cet étau et proposer d’autres modèles globaux d’« agir autrement pour le monde » est quasi nulle. Bien entendu, Axa et Allianz, comme d’autres, satisferont – avec bonne volonté, voire plus – à la montée d’une quatrième demi-mâchoire (demi parce qu’encore bien douce) autour d’engagements sociétaux et environnementaux, mais là encore sous la contrainte de modèles extérieurs à elles-mêmes.
En revanche, si l’on considère d’autres acteurs mondiaux, comme les Gafam, leur emprise sur le cours des choses est plus complexe à décoder : un Jeff Bezos, un Sundar Pichaï, un Marc Zuckerberg semblent avoir plus de marges de manœuvres qu’un Thomas Burberl.
Mais qu’en sera-t-il dans quelques décennies ? Devant qui devront-ils rendre compte de leur action ?
Personne ?
Il n’y aurait donc pas de limites à l’exercice de leur pouvoir ? Leur espace de jeu serait-il aussi vaste que leur ego ?
Les philosophes grecs ont très tôt identifié l’hubris comme l’un des fléaux de l’humanité. Pour autant, dans l’histoire de l’humanité, aucun pouvoir démesuré n’est parvenu à s’auto pérenniser.
Quelles forces pourraient demain limiter les pouvoirs des Gafam ?
Vu, à aujourd’hui, je propose rapidement trois scénarios.
Le premier pourrait être porté par les démocrates américains et s’inscrit dans la tradition antitrust libérale : le démantèlement des Gafam au motif que leur hégémonie fausse la concurrence. Un rapport parlementaire américain tout récent a suggéré des pistes possibles et crédibles. Dans ce cas, reconfigurés, les Gafam se retrouveraient de facto – et c’est le but – soumis à la pression des trois mâchoires et demi décrites plus haut et ne seraient pas plus en position de peser sur la marche du monde qu’Axa ou Allianz.
La limite de ce scénario, dans la période actuelle, est la compétition USA-Chine et notamment avec les BATX chinois. Pourquoi les Etats-Unis prendraient-ils le risque d’affaiblir leurs champions et, ce faisant, de s’affaiblir eux-mêmes pour défendre un idéal libéral qui a du plomb dans l’aile par ailleurs ?
L’actuelle prégnance idéologique populiste-illibérale pourrait alors être une chance pour les Gafam : ils endosseraient le rôle de défenseurs d’un modèle démocratique occidental menacé par l’impérialisme chinois (ou autre). Dans cette compétition mondialisée, la question ne serait plus de changer le monde mais de préserver un pseudo « mode de vivre » occidental ultra libéral et individualiste, au prix, cependant, d’un contrôle accru des mouvements contestataires – sources de division – et d’un recul des libertés collectives et des droits sociaux – supposés pénalisant dans la compétition économique avec la Chine. Les Gafam mettraient leurs gigantesques réservoirs de données et la puissance de leurs algorithmes comportementaux prédictifs au service de cette « noble cause », ce qui les exonérerait d’un contrôle accru sur leurs pratiques anticoncurrentielles. Pour autant, là encore, on constate que leur prétention à changer le monde serait passée par pertes au profit de leur business. Ce scénario est évidemment pire que le premier.
Le troisième relève de ce que l’on pourrait appeler « une utopie volontariste » qui s’appuierait sur des collectifs citoyens résistants, qui refusent cette alternative …
Une coalition d’anti …
Mais « d’anti » quoi au juste ?
En réalité la réponse à cette question est de peu d’importance.
En effet « être anti » ne fait pas projet pour changer le monde, même si cela peut être un moteur d’engagement.
Et c’est là que je reviens à mon propos du début.
Et si l’une des missions d’un acteur, même local, même très très local, était – au-delà de son activité propre – de démontrer, par l’exemple, que d’autres modèles de développement et de vivre ensemble* que ceux imposés par le capitalisme mondialisé libéral ou son avatar illibéral-digital sont possibles ? Des modèles coopératifs et solidaires par exemple pour qui l’humain et le citoyen (les deux termes ont leur importance) sont les valeurs suprêmes.
Et si une autre de ses missions était, non pas d’imposer ces modèles, mais de les faire émerger et grandir par des processus démocratiques ?
Et si enfin la dernière mission de cet acteur était de porter ces modèles à la connaissance et au débat des citoyens, de les mettre en résonnance avec d’autres initiatives ayant les mêmes ambitions pour faire la démonstration par l’exemple qu’être respectueux (des autres, de la planète, de soi-même), attentif à tous et à chacun, est possible, utile et efficace, et peut faire « tâche d’huile » si l’on y met un peu, beaucoup de conviction ?
Car cette conviction ne s’épanouit pas nécessairement mieux chez les « gros ».
Générateur de convictions, cet acteur aurait ainsi plus d’impact sur le changement de trajectoire de notre monde que tous ces « gros » dont nous avons parlé.
Un pari ?
En effet. Mais avons-nous d’autre choix que d’être convaincus qu’il est possible de changer le monde ? Et si pour l’être, il faut commencer « petit », alors allons-y petit ! Et en grossissant, attention de ne pas perdre la conviction en chemin.
*Pour des exemples possibles, très concrets, d’alternatives aux modèles consuméristes, individualistes des Gafam, voir les « petites histoires pour humaniser l’accès à la santé » sur ce blog.
Par Christian Oyarbide