Par Frédéric Bizard, David Lisnard Alexandra Martin – Tribune parue dans Les Echos le 4 janvier 2024
La pénurie de médicaments constitue un défi sanitaire majeur pour la France. Aujourd’hui, les mesures proposées sont avant tout conjoncturelles : s’adapter à la pénurie avec la dispensation à l’unité ou une meilleure répartition des stocks entre les pharmaciens par exemple. Ce profond déni des causes éloigne tout espoir de sortir de cette situation inacceptable et dégradante pour la France. Elle s’inscrit dans un déni plus large de l’exécutif sur la crise de notre système de santé, porteur de risques majeurs.
Avec plus de 80 % des principes actifs de familles stratégiques comme les antibiotiques ou les corticoïdes produits en Asie, notre indépendance sanitaire est compromise et la production ultraconcentrée géographiquement est fragile. Ceci était connu des dirigeants français et occidentaux. Elle arrangeait les principales parties prenantes : les laboratoires maintenaient des marges suffisantes grâce aux coûts de production faibles, les Etats réalisaient des économies en abaissant les prix de ces médicaments, leur faisant perdre toute valeur économique.
Le Covid a rendu cette réalité connue de tous et les risques de rupture se sont exprimés concrètement. N’est-ce pas le rôle des Etats de tirer les leçons des erreurs du passé et d’arrêter la politique de l’autruche lorsqu’elle menace le sort des citoyens ?
Le vieillissement de la population des pays riches met une forte pression sur la demande. Les plus de 60 ans en France représentent 25 % de la population pour plus de 50 % de la consommation totale des médicaments ; ce quart va devenir un tiers dans vingt ans. Un autre déni d’une situation connue de longue date et donc anticipable par les Etats.
Un troisième déni est celui du déclin structurel de notre industrie pharmaceutique, aussi bien dans la découverte de produits innovants que dans la production. Leader en Europe dans les années 2000, nous sommes dépassés par presque tous nos pays voisins aujourd’hui.
Consortium européen pharmaceutique
La situation industrielle du médicament en France est si délicate que le gouvernement préfère la masquer par de la communication politique démultipliée à chaque opportunité, même dérisoire. La France produit moins d’un tiers de sa consommation de médicaments sur son territoire et moins de 10 % des produits innovants consommés. Notre pays a raté le virage des biotechnologies et de la génomique, aussi bien dans la recherche (que nous dominions historiquement) que dans la production. Si la volonté politique existait, il y aurait des actions puissantes à mener en Europe et en France. Pour accélérer la réindustrialisation pharmaceutique sur le continent, passage obligé pour recouvrer notre indépendance sanitaire, la France pourrait prendre le leadership d’un consortium de pays européens de la production pharmaceutique.
Comme le font les Etats-Unis depuis cinq ans, notre continent doit changer le paradigme économique du secteur en renforçant sur le long terme la soutenabilité économique de la production des médicaments matures. En mutualisant la demande de plusieurs pays européens avec des prix garantis sur plusieurs années, ce consortium serait en mesure d’investir à la hauteur des besoins.
Au lieu de cela, notre pays dépense massivement de l’argent public pour faire renaître la production de paracétamol, qui avait fermé en 2008 parce que non viable économiquement. Déplacement du président de la République et conférence de presse bien orchestrée créent l’événement autour d’une initiative sans avenir. La pharmacie étant passée de la chimie à la biologie puis à la génomique, centrer notre stratégique industrielle nationale sur la chimie est une hérésie. La France a-t-elle vocation à devenir la Chine de l’Europe, tout en finançant un modèle social le plus cher au monde ?
Pour l’innovation, nous devons aussi nous adosser à d’autres pays européens, en créant par exemple un Airbus de l’ARN messager, avec une base française forte en recherche, développement et production.
Sortir du déni des pénuries est d’autant plus nécessaire que la crise de la santé en France est systémique. Les 37 % des Français qui déclarent avoir été confrontés à des pénuries de médicaments en 2023 rencontrent aussi des difficultés à se soigner en ville et dans les hôpitaux, même en cas d’urgences. Même si les causes sont multiples, la source commune et principale de cette situation est une faiblesse structurelle de la politique de santé et de l’organisation de l’Etat.
La France gère 255 milliards d’euros de dépenses publiques en santé sans politique de santé définie, sans vision de long terme. A tel point que les commissions des affaires sociales des deux assemblées du Parlement ont rejeté le budget social 2024 proposé par le gouvernement, une première dans la Ve République.
La première action à mener est de sortir du déni, qui mine un système qui n’attend que la volonté politique pour rebondir et redevenir une référence dans le monde. Il y a urgence car le bateau santé prend l’eau de toute part !
On peut souvent être en désaccord avec Frédéric Bizard et ne pas être du même bord politique que David Lisnard et Alexandra Martin, mais là, on ne peut qu’être d’accord avec eux : la situation en matière d’approvisionnement de médicaments est devenue hallucinante, au point que les malades en sont réduits à la débrouille. J’en connais qui commandent leurs antibiotiques en Suisse !!!
Sortir du déni ?
Sans être particulièrement Gaullien, on peut quand même penser que notre pays mérite mieux que les résultats actuels en matière de production de médicaments et, d’autant plus, en matière de recherche, au moment où plusieurs révolutions technologiques ont lieu.
Certes, dans la cacophonie politique actuelle, on peut s’interroger sur la capacité des dirigeants politiques actuels, (on se demande d’ailleurs lesquels…), à entreprendre des chantiers d’une telle ampleur.
Mais, parallèlement, on reste abasourdi par l’atonie mutualiste qui a renoncé à s’intéresser aux politiques de santé.