par Marjorie Cessac – le Monde du 08 mars 2022
Confrontée à des défis grandissants, l’association humanitaire s’appuie sur ses acteurs de terrain comme sur ceux du secteur privé. Elle les accueille tous et encourage leurs initiatives au sein de 21, un lieu qui fourmille d’initiatives positives
Grande-Synthe, dans le Nord, fin 2020. Pour la première fois, à l’aide d’un assistant vocal, des soignants bénévoles conversent en arabe soudanais avec des patients migrants qui ne savent ni lire ni écrire. A l’origine de cette expérimentation, Aaliatalk, un outil de traduction consacré à la santé existant en soixante-dix-neuf langues, dont dix sont déjà bien développées. « En cas d’urgence, les interprètes ne sont pas toujours disponibles », explique Samah Ghalloussi, entrepreneuse qui a eu l’idée de cette invention pour faire face au barrage de la langue rencontré par de nombreux praticiens. « Dans nos traductions, nous essayons également d’intégrer une dimension culturelle. Par exemple, pour savoir si des patients vietnamiens mangent trop salé, les médecins leur demandent s’ils mangent beaucoup de sauce de poisson », détaille-t-elle. Ingénieure, cette scientifique des données figure parmi les cinquante lauréats à avoir bénéficié de l’accompagnement de 21, l’accélérateur d’innovation sociale de la Croix-Rouge française.
Créé en mai 2019, ce lieu ressources est à la fois le laboratoire d’idées, de conseil et d’expérimentation dans le champ social de l’association humanitaire. Il a d’ailleurs pris corps sur 1 000 mètres carrés au cœur de son campus à Montrouge (Hauts-de-Seine), où se trouve également son siège social. A peine celui-ci lancé, ses initiateurs ont dû faire preuve d’adaptabilité face à l’urgence de la pandémie. « 21 est resté ouvert et, très vite, il est devenu un grand centre d’appel de soutien psychologique », témoigne Jean-Christophe Combe, directeur général de la Croix-Rouge française. Soucieux de l’isolement social qui touche près de 5,6 millions de personnes en France, le dirigeant précise : « A cette occasion, nous avons également développé des livraisons à domicile, ce que nous n’avions jamais fait auparavant. »
« Un impact social systémique »
A mesure que le protocole sanitaire s’est allégé, des entrepreneurs sociaux (quinze structures en tout) ont investi ce lieu confortable – meubles en bois naturel, sols issus de matériaux recyclés – pour y faire du coworking. Ils y croisent désormais aussi bien des bénévoles, des salariés de la Croix-Rouge que des créateurs du secteur privé venus se faire accompagner pour élaborer leurs projets. « Ici c’est un peu la Station F du social », résume l’ancienne secrétaire d’Etat au numérique Axelle Lemaire, directrice générale de 21, en référence à l’incubateur de start-up parisien. « Vu le contexte actuel, mettre en place des coconstructions entre le public et le privé, associer les grands groupes et les entrepreneurs, les bénévoles, les salariés, est essentiel pour inventer les solutions de demain et créer un impact social systémique », souligne-t-elle alors qu’un nouvel appel à projets vient d’être lancé.
Car si la crise sanitaire a multiplié les défis, d’autres tendances ont déjà fragilisé le modèle social de l’organisation. « Le contexte n’a eu de cesse de se complexifier », confirme Grégoire Ducret, fondateur de 21 et prédécesseur d’Axelle Lemaire. D’une part, « 15 % de la population française vit désormais sous le seuil de pauvreté, et 2 millions de personnes sont en situation de très grande pauvreté », et, d’autre part, on assiste à « une raréfaction de l’argent public et à une plus grande volatilité dans l’engagement des bénévoles ».
Dans cet environnement, l’innovation sociale vise à apporter, selon ses promoteurs, des solutions nouvelles à des besoins sociaux mal ou non satisfaits en impliquant les acteurs de terrain comme partie intégrante de la solution. A cette fin, la Croix-Rouge s’appuie sur l’expérience de ses quelque 60 000 bénévoles et 17 000 salariés à l’œuvre entre autres dans des Ehpad, hôpitaux, lieux de la petite enfance. « Les acteurs de terrain, auxquels s’ajoutent des porteurs de projets extérieurs, sont les premiers à être confrontés à la réalité des problèmes, analyse Axelle Lemaire, et donc à savoir imaginer des solutions pour répondre aux défis rencontrés. Le rôle de 21 est de repérer ces innovations, de les accompagner et de les tester auprès de nos experts métiers au sein de la maison Croix-Rouge et des cent vingt activités qu’elle porte au quotidien. »
Au rang de ces profils variés, on compte une collaboratrice de la Croix-Rouge, à l’origine de Backpack, une application qui accompagne des patients souffrant de lombalgies chroniques ; des bénévoles ayant eu l’idée de MeHandYou, une solution d’échanges pour favoriser l’autonomie ou l’insertion professionnelle des personnes en situation de handicap ; un diplômé de HEC à l’initiative de Toutes mes aides, une plate-forme permettant aux particuliers d’identifier les soutiens auxquels ils ont droit. « Il en existe plus de 6 000 en France, pour autant le non-recours aux prestations et droits sociaux est évalué entre 40 et 70 % », résume Cyprien Boutard-Geze, président de cette start-up et bénévole de la Croix-Rouge.
De grandes ambitions
Avec 13 millions de personnes, au moins, touchées par la fracture numérique, l’accompagnement reste l’un des enjeux de cette mutation. « Notre objectif dès le départ a été de faire de l’inclusion sociale par le numérique et non pas du numérique pour le numérique », insiste d’ailleurs Grégoire Ducret, conscient que l’initiative qu’il a lancée appellera à plus de vigilance. Notamment, en matière de sécurité des données de santé sur lesquelles travaillent certaines start-up. « Nous n’avions jamais opéré sur les data de santé avant, concède l’ancien directeur général, nous avons donc appris à ce sujet, sur lequel nous sommes assistés, au-delà de notre direction des affaires juridiques, par une déléguée à la protection des données et un cabinet d’avocats spécialisés afin d’encadrer au mieux leur utilisation. »
Une réflexion est en cours sur le statut juridique de 21. Pour l’heure, l’accélérateur est porté par une SAS au capital de 833 300 euros, filiale du Groupe Croix-Rouge, détenue à 60 % par l’association Croix-Rouge française et à 40 % par Nexem, une association du secteur social et médico-social. Mais ce schéma pourrait être amené à évoluer, tout comme le champ des activités : « On pourrait imaginer une forme non commerciale ou la création d’un outil d’investissement », précise Axelle Lemaire.
Aujourd’hui le modèle de revenus se répartit entre le sponsoring (73 %), le coworking (17 %) et des prestations comme des événements et du conseil (10 %). Tandis que l’accélérateur compte des partenaires intervenant à la fois sur des créations de projet et du sponsoring. A l’instar d’AG2R, d’Accenture ou de la Fondation Roche. Cette année, l’ambition est d’atteindre un budget de 190 000 euros, contre 167 229 en 2021. « Le critère de réussite n’est toutefois pas la croissance de 21 en soi, mais bien celle des produits ou services innovants qui ont réussi leur changement d’échelle par ce biais, précise la directrice générale.Cela dit, lorsque 21 grandit, c’est toute l’innovation sociale en France qui grandit car nous ne distribuons aucun dividende à des actionnaires. »
En matière de développement, les enjeux se situent autour de la réplicabilité de la solution dans d’autres contextes socio-économiques.« Nous travaillons aussi à la création d’une antenne de 21 à Mombasa avec la Croix-Rouge kényane », ajoute-t-elle. Et il y a encore d’autres projets. Par exemple celui, en France, de fédérer un réseau d’acteurs en vue de détecter les futures « licornes » de l’innovation sociale.
Cet article a été réalisé en partenariat avec l’Institut de l’économie positive