Article de Camille Stromboni paru dans Le Monde le 26 septembre 2024
Cliniques, laboratoires de biologie, centres d’imagerie : de gros acteurs privés investissent dans ce secteur, au risque de dérives marchandes.
« Financiarisation de l’offre de soins » : l’expression peut sembler technique. Elle renvoie pourtant, aujourd’hui, à l’une des grandes inquiétudes dans le monde de la santé, celle de voir de nouveaux acteurs privés investir dans le secteur du soin, au risque de dérives marchandes. Pour faire la lumière sur le mouvement en cours, une mission d’information de la commission des affaires sociales du Sénat, portée par un trio de parlementaires – (Bernard Jomier (Place publique, Paris), Corinne Imbert (Les Républicains, Charente Maritime) et Olivier Henno (Union des démocrates et Indépendants, Nord) – a rendu public, mercredi 25 septembre, un rapport livrant un état des lieux important sur le sujet. Le titre, bien que formulé de manière interrogative, donne le ton : « Une Opa sur la santé ?«
Dans certains secteurs, « la bascule » est déjà largement engagée, constatent les auteurs dans ce rapport de 256 pages : c’est le cas des cliniques à but lucratif, où quatre grands groupes concentrent près de la moitié du marché français (Ramsay Santé, Elsan, Vivalto et Almaviva). Même chose pour les laboratoires de biologie, identifiés comme le secteur le plus financiarisé du côté de soins de ville, autour de quelques grands groupes (six d’entre eux concentrant les deux tiers des sites). Un secteur en plein « bras de fer » avec l’Assurance-maladie : les laboratoires de biologie médicale ont été nombreux à faire grève, du 20 au 23 septembre pour contester l’application de tarifs à la baisse.
Dans d’autres domaines, ce mouvement a démarré plus récemment, mais s’accélère. L’imagerie médicale, qui enregistre une dynamique très active, serait « financiarisée » à hauteur de 20 % à 30% du secteur, mais aussi des centres de santé, en premier lieu dentaires et ophtalmologiques, des pharmacies, ou encore des centres de soins primaires (ceux qui regroupent des médecins généralistes), pour lesquels l’intérêt des investisseurs (Ramsay Santé, Ipso) se développe depuis peu.
« Boîte noire »
Les rapporteurs posent leur loupe sur cette transformation d’un « capitalisme dit professionnel » dans lequel médecins, pharmaciens, biologistes… conservent des moyens de production des cabinets et des cliniques, vers un « capitalisme financiarisé », où les investisseurs extérieurs prennent le contrôle financier et stratégique des sociétés.
Et après ? Si le rapport fait état d’un investissement « rentable » et « sûr » pour les groupes privés, avec des valorisations qui peuvent atteindre, par exemple dans le secteur de l’imagerie, quinze fois l’excédent brut d’exploitation, il évoque, à propos de la rémunération de ces acteurs, une « boîte noire » pour les pouvoirs publics. Et interroge la capacité des autorités de tutelle, agences régionales de santé (ARS) et Assurance-Maladie, à contrôler ce processus, « le respect des critères d’accessibilité, de qualité et de pertinence des soins ».
Les sénateurs pointent aussi des effets « mal évalués » de cette évolution pour le système de soins et donc pour les patients. Ils énumèrent les questions que cette transformation soulève : comment assurer le principe d’indépendance des professionnels ? Comment limiter les effets de concentration des établissements, ou encore de sélection d’actes plus rentables que d’autres ?
Parmi les dix-huit recommandations avancées dans le rapport, figure, en bonne place, la nécessaire « régulation » du phénomène, par divers leviers techniques, tel un contrôle accru de l’activité des centres de santé, ou encore par la délivrance des autorisations d’activités de soins par les ARS, pour assurer un meilleur équilibre territorial de l’offre. C’est aussi la création d’un « observatoire de la financiarisation« , que défendent les parlementaires, pour lequel a plaidé le directeur général de l’Assurance-Maladie, Thomas Fatôme. Dans une « alerte » sur le phénomène, émise par voie de presse il y a un an, le patron de la Caisse nationale a estimé que l’arrivée de ces acteurs dans de nouveaux domaines, comme la radiologie, « pose question« .
« Nous espérons que cela va pousser les autorités publiques à agir au plus vite, l’enjeu est majeur, soutient le rapporteur, Bernard Jomier. La financiarisation menace des fondamentaux de notre système de santé, au niveau de l’organisation des soins, de l’indépendance des professionnels, de l’affectation des moyens, du coût pour les usagers. Nous n’appelons pas à exclure les acteurs qui veulent investir, mais ils doivent être soumis à la primauté d’objectifs de santé publique, plutôt qu’à ceux de rentabilité financière.
Le Sénat travaille et pointe une fois encore un des nouveaux paradoxes du système de santé. Au même moment où chacun dénonce les « déserts médicaux », le Sénat pointe l’arrivée massive de groupes financiers dans les différents secteurs de la santé, hospitalier, biologie, imagerie, centres de santé. Les conséquences pratiques commencent à apparaître comme la régression du Tiers Payant, la systématisation des dépassements d’honoraires et la sélection des populations qui l’accompagnent.
De même, pour la question de l’indépendance des professionnels de santé qui commence à se poser.
Lorsque le DG de la CNAMTS s’interroge pour savoir comment réguler cette évolution, on peut lui suggérer d’inviter la mutualité à réinvestir dans l’offre sanitaire ? Ce qui était, à l’origine, une de ses vocations.
Il n’y aura de régulation que s’il existe une offre concurrente qui respecte les professionnels et les usagers.
Chassez les marchands hors du temple !