Tribune parue le 27 décembre 2024 dans Le Monde.
Plutôt que de célébrer la supériorité des machines, il faut mettre en avant leur avantage principal, c’est-à-dire l’amélioration et l’élargissement des capacités humaines, plaide le lauréat du prix Nobel d’économie de 2024.
Nous vivons une époque incertaine et déroutante. tandis que nous affrontons pandémie, changement climatique et vieillissement de la population au sein des grandes économies, l’intelligence artificielle (IA) est sur le point de transformer le monde tel que nous le connaissons.
Si l’on en croit les acteurs de l’industrie ou les commentateurs technologiques des principaux journaux, la mise au point de l’intelligence artificielle générale (IAG) – une technologie d’IA capable d’accomplir n’importe quelle tâche cognitive humaine – est certainement imminente. Le débat tourne principalement autour de la question de savoir si ces formidables capacités nous rendront prospères au-delà de nos rêves les plus fous, ou si elles seront au contraire synonymes de fin de civilisation à travers l’asservissement des humains à des IA superinterlligentes.
Or, lorsque l’on se penche sur ce qu’il se passe dans l’économie réelle, on n’observe jusqu’à présent aucune rupture. L’IA n’a pour l’heure apporté aucun avantage révolutionnaire sur le plan de la productivité. Contrairement à ce qu’annonçaient de nombreux experts, nous avons encore besoin de radiologues, de journalistes, de juristes, de comptables, de personnel administratif et de conducteur des véhicules.
Comme je l’ai écrit (dans la revue Economic Policy), il ne faut pas s’attendre à ce que beaucoup plus de 5 % des tâches humaines soient remplacées par l’IA au cours des dix prochaines années. Les modèles d’IA ont besoin de bien davantage de temps pour acquérir les capacités de discernement, le raisonnement, et les facultés sociales nécessaires dans la plupart des emplois.
Les acteurs du secteur devenant de plus en plus affirmatifs quant à la rapidité des avancées, il n’est certes pas impossible que des progrès majeurs viennent changer la donne plus tôt que prévu. Mais l’histoire abonde d’ambitieuses annonces formulées par des initiés, puis démenties. Au milieu des années 1950, Marvin Minsky, considéré comme le père de l’IA, prédisait que les machines surpasseraient les humains en quelques années seulement.
Source de préoccupation
La réalité fut tout autre, ce qui n’empêcha pas Minsky de camper sur ses positions. En 1970, il insistait encore : « D’ici trois à huit ans, nous disposerons d’une machine dotée de l’intelligence d’un être humain moyen. Une machine capable de lire Shakespeare, de graisser une voiture, de se mêler aux intrigues de bureau, de raconter une blague, de se disputer. A ce stade, la machine commencera à s’instruire de manière autonome à une vitesse fantastique. En quelques mois, elle atteindra le niveau de génie. Peu de temps après, ses capacités seront incalculables ».
D’autres promesses tout aussi optimistes ont été formulées depuis, pour finalement être abandonnées durant les « hivers de l’IA ». Les choses seront-elles différentes cette fois-ci ?
Si les capacités de l’IA générative dépassent de très loin tout ce que le secteur avait produit auparavant, cela ne signifie pas pour autant que les calendriers prévus par l’industrie seront respectés. Les développeurs d’IA ont tout intérêt à faire miroiter des percées révolutionnaires imminentes pour susciter une demande et attirer les investisseurs.
Même plus lentes que prévu, les avancées de l’IA n’en restent pas moins source de préoccupation. Les dégâts existent déjà : deepfakes, manipulation des électeurs et des consommateurs, surveillance de masse… L’IA peut également être exploitée pour une automatisation à grande échelle, même lorsque cette utilisation n’a guère de sens. Un certain nombre d’exemples existent déjà dans lesquels des technologies numériques sont introduites sur le lieu de travail sans idée claire de la manière dont elles pourraient améliorer la productivité. En plein battage médiatique autour de l’IA, de nombreuses entreprises éprouvent le besoin de suivre le mouvement sans chercher à comprendre ce que l’IA pourrait leur apporter.
Ce suivisme n’est pas sans conséquence. Comme je l’ai montré avec Pascual Restrepo (dans un article publié sur le site Project Syndicate), « l’automatisation approximative » constitue le pire des deux mondes. Lorsqu’une technologie ne permet pas encore d’améliorer significativement la productivité, son déploiement massif en remplacement des travailleurs humains aboutit à tous les inconvénients, sans aucun avantage.
Et si cet engouement aveugle l’emportait sur tout le reste, si les entreprises adoptaient l’IA pour des emplois que les machines ne parviendraient pas à assurer de manière satisfaisante, nous pourrions aboutir à une augmentation des inégalités sans amélioration de la productivité. Le potentiel de transformation lié à l’IA ne parviendrait pas à s’exprimer, tandis que les déplacements de main-d’œuvre, la désinformation et les manipulations auraient bel et bien lieu. Tragique pour les travailleurs, tragique pour la vie sociale et politique, tragique parce que nous aurions alors manqué une formidable opportunité !
Il est à la fois techniquement réalisable et socialement souhaitable de se doter d’une IIA d’un autre genre. Une IA qui vienne en aide aux travailleurs, protège nos données et notre vie privée, améliore notre écosystème d’information, et renforce la démocratie.
L’IA est une technologie de l’information. Que ce soit sous la forme prédictive (moteurs de recommandation sur les réseaux sociaux, par exemple) ou générative (grands modèles de langage), elle a pour fonction de passer au crible d’immenses quantités d’informations, et d’identifier des schémas pertinents. Cette capacité est l’antidote parfait à ce qui nous affecte : nous vivons une époque dans laquelle les informations abondent, mais les informations utiles se font rares. Tout ce dont vous pourriez avoir besoin se trouve sur Internet, mais bonne chance pour y accéder !
Les informations utiles stimulent la productivité et, comme nous l’expliquons (dans l’article « Can We Have Pro-Worker IA ?« , »peut-on avoir une IA favorable aux travailleurs ? ») David Autor, Simon Johnson et moi-même, elles sont plus importantes que jamais dans l’économie d’aujourd’hui. De nombreuses professions – infirmiers, enseignants, électriciens, plombiers, ouvriers qualifiés, artisans, etc. – sont freinées par le manque d’information et de formations spécifiques pour traiter des problèmes de plus en plus complexes. Pourquoi certains élèves prennent-ils du retard ? Quels équipements et véhicules nécessitent un entretien préventif ? Comment détecter les dysfonctionnements dans des appareils de pointe tels que les avions ? Tels sont les types d’informations que l’IA est capable de fournir.
Outil d’automatisation
Appliquée à ce genre de problèmes, l’IA peut permettre des gains de productivité bien au-delà des prévisions. Si elle est utilisée pour l’automatisation, elle remplacera les travailleurs. En revanche, si elle est employée pour fournir de meilleures informations aux travailleurs, la demande relative à leurs services augmentera, de même que leurs revenus.
Trois obstacles se dressent malheureusement sur cette voie. Le premier réside dans l’obsession pour IAG. Les rêves de machines superintelligentes conduisent l’industrie à ignorer le potentiel réel de l’IA. Les chatbots capables d’écrire des sonnets shakespeariens n’aideront pas les électriciens à accomplir de nouvelles tâches complexes. Mais pourquoi prendre la peine de leur venir en aide lorsque vous êtes convaincu de l’imminence de l’IAG ?
De manière générale, les outils sont censés permettre aux êtres humains d’effectuer des tâches qui leur sont difficiles. Cela vaut pour le marteau ou la calculatrice. Or l’industrie technologique adopte actuellement la position inverse, en privilégiant des outils susceptibles de remplacer les êtres humains plutôt que de les appuyer. De nombreux dirigeants du secteur technologique n’apprécient pas suffisamment le talent de l’être humain, exagérant ses limites et ses failles. Bien entendu, les êtres humains peuvent commettre des erreurs, mais ils apportent également un ensemble unique de points de vue, de talents et de facultés cognitives à chaque tâche. Nous avons besoin d’un paradigme industriel qui, plutôt que de célébrer la supériorité des machines, mette en avant leur avantage principal : l’amélioration et l’élargissement des capacités humaines.
Deuxième obstacle : nous n’investissons pas suffisamment dans l’être humain. L’IA ne pourra constituer un outil d’automatisation des personnes que si nous investissons autant dans la formation et les compétences. Les outils d’IA destinés à appuyer les travailleurs ne serviront à rien si la plupart des êtres humains ne savent pas les utiliser. De nombreuses années ont été nécessaires aux êtres humains pour apprendre à gérer les informations issues de nouvelles sources telles que l’imprimerie, la radio, la télévision et Internet. Or la cadence de l’IA sera bien supérieure. Le seul moyen de faire en sorte que les êtres humains bénéficient de l’IA, plutôt que d’être manipulés par celle-ci, consiste à les former à tous les niveaux.
Le troisième obstacle réside dans le modèle économique du secteur technologique. Nous ne disposerons pas d’une meilleure IA si les sociétés technologiques n’investissent pas en elle. Ce secteur est plus concentré que jamais, et les entreprises dominantes se consacrent à la quête de l’IAG ainsi que d’applications de remplacement et de manipulation des humains. Une part considérable des bénéfices du secteur provient des publicités numériques (qui s’appuient sur la collecte des données des utilisateurs et sur leur addiction aux plateformes) ainsi que de la vente d’outils et de services d’automatisation.
De nouveaux modèles économiques ne surgiront probablement pas d’eux-mêmes. Les entreprises dominantes ont bâti de vastes empires, et monopolisent les ressources-clés – capitaux, données, talents -, ce qui place les nouveaux entrants dans une position défavorable. Même lorsqu’un nouvel acteur parvient à opérer une percée, il est davantage susceptible d’être racheté par l’un des géants de la tech que de venir défier leur modèle économique.
En conclusion, il nous faut œuvrer contre l’IAG, et pour une IA au service de l’être humain. Travailleurs et citoyens doivent pouvoir orienter l’IA en direction de la promesse qu’elle représente. Pour y parvenir, nous avons besoin d’un nouveau narratif dans les médias, dans les cercles politiques et dans la société civile, ainsi que de meilleures réglementations et mesures politiques. Les Etats peuvent contribuer à fixer un nouveau cap pour l’IA plutôt que de se contenter de réagir aux difficultés à mesure qu’elles surviennent. Mais, pour cela, les dirigeants politiques doivent commencer par comprendre pleinement la problématique.
Daron Acemoglu, lauréat du prix Nobel d’économie 2024 et professeur d’économie au MIT, est auteur, avec Simon Johnson, de « Power and Progress. Our 1000-Year Struggle Over Technology & Prosperity « (« Pouvoir et progrès, notre lutte millénaire avec la technologie et la prospérité », PublicAffairs, 2023, non traduit). ©Project Syndicate, 2024.