Article paru dans LES NOTES DE L’INSTITUT DIDEROT (2023)

La France s’adapte mal à l’évolution de la médecine et à la transformation de sa démographie.

En deux siècles, un des rêves de l’humanité est devenu réalité : une grande majorité des Français meurent de vieillesse grâce à des soins médicaux aussi efficaces qu’accessibles au plus grand nombre. L’espérance de vie à la naissance qui était de 30 ans en 1800, est passée à 45 ans en 1900, puis à 65 ans pour les femmes et 60 ans pour les hommes en 1946. De nouveau, la population gagne dix ans en 1970 (75,9 pour les femmes et 68,4 pour les hommes) et presque dix autres années depuis, ceci malgré les prévisions pessimistes du Club de Rome (1) qui pensait il y a un demi-siècle que l’on s’arrêterait là. En 2023, l’espérance de vie à la naissance des femmes est de 85,7 ans et celle des hommes de 80 ans. 20 années ont donc été gagnées depuis la seconde guerre mondiale et un bon demi-siècle depuis la Révolution française. Étonnant !

On se doit d’ajouter à ce tableau le succès relatif de la lutte contre l’épidémie du COVID-19. La France n’a perdu qu’un peu plus d’une demi-année d’espérance de vie entre 2019 et 2020, alors que les États-Unis en perdaient 2,4.

Il convient de brièvement compléter ces chiffres en soulignant que les malades d’aujourd’hui ne hurlent plus de douleur comme le faisait chaque matin Louis XIV, aussi courageux qu’il fut. Il avait notamment été opéré d’une fistule anale sans anesthésie ! De même, pour nous limiter à cet autre exemple, les cinéastes à la recherche de vérité historique devraient montrer une autre Joséphine de Beauharnais car, à l’âge de trente ans, elle n’avait plus de dents… comme beaucoup de ses contemporains.

Les vies longues d’aujourd’hui sont à la fois la marque du succès de la médecine et la cause de son premier problème car, avec l’âge, augmente la demande de soins médicaux. Toutefois, il convient de nuancer ici le rôle de la seule médecine dans cette heureuse évolution en rappelant que santé et médecine ne sont pas des synonymes. En effet, jusqu’en 1946, l’amélioration de la santé a été due à l’hygiène, à la vaccination, à une meilleure alimentation et à des conditions de travail moins inhumaines, notamment pour les enfants. Ce n’est qu’alors, avec l’arrivée de la pénicilline, que la médecine commence à devenir efficace. En 1970, elle n’expliquait cependant que 10 % de l’espérance de vie d’alors (2). Les choses ont évolué depuis. La baisse de la mortalité périnatale, qui avait encore un très fort impact sur ce paramètre, n’en a plus depuis 1997 car elle est aujourd’hui, fort heureusement, inférieure à 1 % des naissances. La médecine joue donc le rôle majeur. Ainsi, selon l’INSEE (3) , « entre 1997 et 2017, la baisse de la mortalité après 70 ans tire les gains d’espérance de vie, surtout pour les femmes : cette baisse explique les deux tiers de la hausse de leur espérance de vie à la naissance ».

Ces années-là, ces années gagnées à la fatalité, sont aussi celles des prothèses de hanche et de genou, des opérations de la cataracte, du traitement des cancers du sein ou de la prostate, de la pose des stents, de la chirurgie cardiaque, des implants dentaires… et de toutes les techniques diagnostiques et thérapeutiques qui accompagnent la prise en charge de ces maladies. En outre, si la médecine ajoute des années à la vie, elle ajoute aussi de la vie aux années, en soignant les maux aussi divers qu’inconfortables, à commencer, souvent, par la douleur. Toutefois, pour reprendre ici la phrase fameuse d’Archibald Cochrane, grand épidémiologiste anglais, « la vie demeure une maladie sexuellement transmissible, 100 % mortelle ».

C’est donc l’occasion de rappeler à ceux qui croient que la prévention pourrait toujours diminuer les dépenses de santé que, quand la prévention est efficace, les personnes prévenues vivent plus longtemps ; néanmoins, elles finissent aussi, toujours, par mourir un jour de quelque chose. La question empirique est donc de savoir si, au cours de leur vie, elles consommeront plus ou moins de soins médicaux. Cela dépend. Ainsi les alcooliques (plus de 350 grammes d’alcool par semaine) vivent cinq ans de moins que la moyenne des Français et, sans parler des ravages familiaux et sociaux de cette addiction, durant leur plus bref passage sur Terre, ils coûtent plus cher à l’Assurance maladie. En revanche, les tabagiques qui vivent également en moyenne six années et demie de moins, coûtent moins cher que la moyenne de leurs contemporains. Il ne s’en suit pas qu’il faut fumer pour équilibrer les comptes de la sécurité sociale, mais qu’il est sage de ne pas défendre la prévention pour son éventuel impact économique, même si à l’évidence, la prise en charge de l’obésité et du diabète est onéreuse. La dimension éducative, humaine, suffit, à condition toutefois de ne pas sombrer dans l’hygiénisme qui menace et légitime un nombre croissant de règlements peu ou mal fondés. Les humains prennent des risques et ne vivent pas que pour vivre plus longtemps !

Les succès de la médecine du dernier demi-siècle proviennent des innovations diagnostiques et thérapeutiques mondiales. Pour un Français, elles n’auront à l’évidence de bienfaits que si elles sont accessibles ; ceci va dépendre de l’organisation nationale et locale des soins médicaux. Si, comme nous allons le voir, le monde entier continue d’innover, les soins médicaux français s’adaptent mal à cette évolution.

Les manifestations de cette crise sont nombreuses. Il est de plus en plus difficile pour les patients français de prendre rendez-vous avec certains spécialistes ; les déserts médicaux se multiplient dans les zones rurales, comme dans les banlieues. Ce délitement est particulièrement aigu dans certaines spécialités comme la psychiatrie. Depuis plusieurs mois, l’Assurance maladie et les syndicats médicaux n’arrivent pas à signer une convention. Le déficit de l’Assurance maladie se creuse encore. Les jeunes médecins ne veulent plus travailler comme leurs anciens. Les conséquences de la féminisation du corps médical n’ont pas été anticipées…

Or, pendant ce temps-là, non seulement la population française vieillit – ce qui est une bonne nouvelle pour les intéressés et moins pour ceux qui vont devoir financer leurs soins – mais encore la génération du baby-boom (1947-1973) a pour une bonne part (les 2/3) dépassé l’âge de la retraite, pour une autre part (1/3) l’âge où la demande de soins est la plus forte (70 ans), mais encore les éclaireurs de la cohorte s’approchent des âges de la dépendance (83-85 ans) qu’ils atteindront en 2030, demain donc. Rien n’est prêt pour les prendre en charge.

Pour comprendre les difficultés actuelles des soins médicaux en France, il importe tout d’abord d’évoquer trois phénomènes mondiaux : l’évolution des savoirs et des techniques médicales, les particularités universelles du marché de la santé et le jeu des industries de santé. Il sera alors possible d’expliquer pourquoi l’organisation française s’adapte peu ou mal à cet environnement et ce qu’il conviendrait de faire pour que ce soit moins le cas.

I – ÉVOLUTIONS MONDIALES

Le monde innove.
L’année passée, les chercheurs du monde entier ont publié environ deux millions d’articles scientifiques dans les revues à comité de lecture, soit de l’ordre de 800 000 pour ce qui touche directement ou indirectement à la médecine (biologie fondamentale, chimie…). En passant pudiquement sur le fait que la déontologie médicale française fait l’hypothèse que les médecins les ont lues, ces centaines de milliers d’articles en anglais, cette créativité mondiale est la source de ce qui produira plus tard de nouveaux médicaments, de nouveaux vaccins, de nouveaux tests biologiques, de nouveaux équipements diagnostiques et thérapeutiques, de nouveaux savoir-faire, de nouvelles « apps »… Il y aurait déjà plus d’un million d’applications « santé » téléchargeables sur les téléphones portables !

Cette créativité mondiale s’accompagne d’un phénomène aussi irréversible que lourd de conséquences : la spécialisation croissante des professions de santé. Elle se caractérise par une double division du travail, l’une interne à la profession médicale, l’autre spécifique des autres professions et occupations du secteur médico-social. Si, dans les années 1960, il y avait encore des chirurgiens généralistes, la première vague de spécialisation se fit alors jour. Sont ainsi progressivement apparus les orthopédistes, les urologues, les chirurgiens cardiaques, les chirurgiens viscéraux etc. Ils disparaissent à leur tour car, pour se limiter à ce seul exemple, il n’y a plus d’orthopédistes qui pratiquent l’ensemble de la chirurgie du « dur », mais des spécialistes de la main, de l’épaule, de la hanche, du rachis, du genou ou du pied. À leur tour, les infirmières, les kinésithérapeutes se spécialisent, tandis qu’apparaissent de nouveaux métiers du soin et des techniques médicales.

À ce jour, il existe plus de 200 spécialités médicales et chirurgicales et environ 200 autres métiers du secteur médico-social. Les conséquences logiques de cette évolution sont majeures et mondiales. La plus directe, la plus simple, consiste à remarquer que plus un médecin ou un chirurgien est spécialisé, plus la population dans laquelle il recrute sa patientèle s’accroit. Autrement dit, à l’exception de la prise en charge des personnes âgées, les petits hôpitaux vont fermer leur porte car les spécialistes ne s’y installeront plus faute d’un nombre suffisant de patients. De facto, les soins hospitaliers se regroupent dans les villes qui ont au moins une zone d’attraction de 100 000 habitants et ce chiffre est déjà le bas de la fourchette. Ainsi, 700 établissements hospitaliers seraient largement suffisants en France. Il y en a 3 000.

Cette spécialisation pose aussi l’évident problème de la coordination entre toutes ces professions médicales et paramédicales car, quand leur nombre s’accroît pour la prise en charge d’un seul malade, leur coordination s’impose. Elle est déjà difficile à l’hôpital quand interviennent pour un même patient, ce qui n’est pas rare, six ou sept médecins de spécialités différentes, elle l’est encore plus en ville. Ce n’est pas le médecin traitant français, payé 26 €, voire 30 €, la consultation qui a le temps de le faire. Il ne sait d’ailleurs pas toujours si son patient a vu d’autres médecins. Pourtant cette coordination est à plus d’un titre indispensable, notamment pour éviter les maladies iatrogènes dues aux interactions médicamenteuses. Elles représentent environ un quart des admissions en urgence !

Quant aux généralistes, aux gériatres, aux pédiatres, les spécialités au champ de compétence le plus étendu, comment peuvent-ils (presque) tout prescrire, alors qu’ils ne peuvent plus tout savoir ? Comment peuvent-ils s’informer des évolutions des thérapeutiques par d’autres sources que les seuls visiteurs médicaux des laboratoires pharmaceutiques ?

Mais ce n’est pas tout car, pour accéder à ces innovations, il faut, en France notamment, qu’elles soient tout d’abord autorisées (pour les médicaments on parle « d’autorisation de mise sur le marché »), puis remboursées par l’Assurance maladie. C’est elle qui va fixer un tarif non seulement pour les médicaments, mais pour chaque acte de biologie, d’imagerie, de chirurgie comme pour chaque consultation de médecin, d’infirmier, de kinésithérapeute ou de dentiste. Il y a donc deux dimensions dans ce processus : l’une médicale (l’autorisation), l’autre économique (le tarif). Nous verrons que la bureaucratie française est en la matière lente et lourde, ce qui créé des retards de soins, mais aussi des rentes si les actes sont trop côtés du fait de gains de productivité. Cela arrive, notamment en analyse biologique. Durant l’épidémie du COVID, les laboratoires d’analyse en ont bénéficié.

Le marché de la santé n’est pas un marché comme les autres.

C’est une autre particularité de ce secteur, elle aussi mondiale, simple et peu évoquée.

Ce qu’un malade « achète » en allant voir un médecin n’est ni un médicament, ni une analyse biologique et encore moins une intervention chirurgicale. Il souhaite tout simplement aller mieux. Or, une des hypothèses centrales de la microéconomie consiste à affirmer que l’acheteur (le patient dans ce cas) sait ce qu’il achète, que l’information entre acheteur (le patient) et vendeur (le médecin) est « pure et parfaite » !

Il y a plus d’un demi-siècle déjà, Kenneth Arrow, cotitulaire du prix Nobel d’économie en 1972, montrait dans un article publié en 1963 que dans beaucoup de circonstances, notamment en médecine, ce n’était pas le cas : l’information entre le médecin et son malade est en effet « asymétrique » (4). L’un a fait des études de médecine, pas l’autre. Le patient se sent malade, mais il ne sait pas s’il l’est et encore moins ce que la médecine du moment peut lui apporter.

C’est cette asymétrie qui est à l’origine du code de déontologie de la profession médicale, comme elle fut à la base de celui des avocats… dès l’Empire romain ! Le code de ces professions tente notamment de prévenir ce que l’on appelle « l’aléa moral », c’est-à-dire le potentiel abus de pouvoir de celui qui sait et conseille celui qui lui a fait confiance. L’asymétrie est un autre nom pour la totale dépendance du patient à l’égard de son médecin.

Mais, à mon sens, il ne s’agit pas seulement d’asymétrie d’information, car c’est la nature même de la demande qui pose question. Ce qu’un patient « achète » en consultant un médecin n’est rien d’autre que de la confiance : confiance en son expertise, sa bienveillance, son humanité, son éthique, son indépendance et sa force, au sens latin du terme. Or la confiance n’a pas de prix, elle se donne mais ne se mesure pas. Si donc, et heureusement, le marché est inopérant, quelle règle utiliser alors pour affecter ces biens rares que sont, par exemple, des organes à transplanter ou des soins onéreux que personne, en France notamment, ne voudrait réserver aux plus offrants ?

Demande floue du patient, réponse inévaluable du médecin, dangers d’abus, absence de concurrence sont des données universelles qui rendent la situation d’autant plus difficile que les soins devraient donc être gratuits pour que tous y aient accès. En économie de la santé, l’acteur central ne peut donc pas être le « consommateur » de soins comme cela se dit encore dans de trop nombreux pays au monde, c’est à l’évidence le médecin qui joue ce rôle car c’est lui qui va transformer une demande d’aide du patient en une suite éventuelle de services (consultations, examens biologiques et radiologiques, interventions chirurgicales…) ou de biens (médicaments, prothèses). Un patient accepte d’être opéré si son état l’exige, il ne le demande pas.

Quant à la réponse du médecin, elle va dépendre de la palette des thérapeutiques disponibles, de sa formation, de l’accès aux autres biens et services médicaux du voisinage, du fait que le malade est ou n’est pas remboursé et, dans ce cas, de son revenu. Elle va donc varier avec l’offre locale sachant que le médecin tiendra compte de la culture du patient, de ses exigences, de ses revenus et de son mode de vie… Ainsi, pour nous limiter à cet exemple sur le rôle de l’offre locale, le faible taux de scanners et d’IRM en France – 14,8 appareils par million d’habitants en France, contre 20 en moyenne dans l’Union européenne en 2019 – conduit beaucoup de médecins à prescrire d’autres actes d’imagerie « en attendant ». L’offre influence la demande.

Néanmoins, la situation est pire dans les pays qui croient, dans ce domaine, aux bienfaits de la concurrence. Les États-Unis sont, de ce point de vue, « exemplaires ». Leurs dépenses de soins dépassent de 6 points de PIB la moyenne des pays de l’OCDE – ce qui est beaucoup – alors que, en 2022, leur espérance de vie à la naissance était de 76,4 années, celle des Français de 82,3 (5 années de plus !) et de 84,5 années pour les Japonais (5) ! En effet, paradoxalement, dans le cas de biens et services indéfinis comme le sont les soins médicaux, la concurrence n’améliore pas la productivité mais elle produit de l’inflation. Les plus riches achètent des assurances qui remboursent des hôpitaux luxueux et des médecins onéreux, la moyenne se contente de la catégorie en dessous et ainsi de suite, si bien que l’ensemble produit, année après année, une croissance des prix, les assurés étant à la recherche d’un financement, d’une demande intangible, sans autre limite donc que la capacité financière de l’assuré, compte tenu des prétentions financières des producteurs de soins. La différence entre les États-Unis et le reste des pays de l’OCDE est une différence de prix, pas de nature du service rendu.

Quant aux systèmes où, comme en France, les soins sont quasi intégralement remboursés et les tarifs arrêtés par l’Assurance maladie, faute de contrôles, il y a trop souvent une surconsommation en volume car le médecin se sent d’autant moins contraint que le patient ne paye pas. Il peut alors renouveler ses ordonnances et ses examens divers, quand il le souhaite.

L’ inévitable rationnement.

Si les mécanismes de marché n’équilibrent pas l’offre et la demande de soins, si les soins médicaux sont financés par la collectivité nationale, l’unique méthode, aussi pratique qu’universelle pour limiter la demande, est le rationnement. Ainsi, dans le secteur de la santé, tout est bel et bien rationné : les médecins (numerus clausus), les infirmières (quotas d’entrée dans les écoles), les lits d’hôpitaux (autorisation) et surtout l’argent (Objectif national des dépenses d’assurance maladie et budgets [Ondam]). Rappelons encore que les médicaments n’ont pas de « prix » comme il y a un « prix » pour les fruits et légumes au marché, mais un « tarif », autrement dit une valeur administrativement déterminée du prix de cession. La différence est fondamentale, même si l’apparence est identique et prête donc à confusion. Derrière chaque acte et chaque séjour, il y a une décision administrative qui précise à la fois la nature de l’acte et le tarif auquel il sera remboursé. Cela pose en cascade trois questions :

  • La définition du séjour ou de l’acte ;
  • L’entrée (et la sortie) de l’acte ou du séjour de la nomenclature ;
  • Le calcul du tarif.

Si pour les biens médicaux, et notamment les médicaments, il y a une forte pression des industriels pour faire inscrire et rembourser les nouveaux produits, cela est moins le cas de petites entreprises innovantes et peu le cas des actes chirurgicaux. Pourtant, c’est bien là que se joue l’accès réel aux innovations médicales.

Toutefois, contrairement au Royaume-Uni, le rationnement français est implicite et inégalitaire, tout simplement parce qu’on prétend collectivement qu’il n’existe pas. On ne peut donc pas en débattre.

La logique financière des entreprises du médicament (6)

Depuis un bon quart de siècle, la très grande majorité des entreprises du médicament sont passées d’une logique industrielle à une logique financière.

Quand un médicament permet de guérir une maladie jusque-là incurable, on se félicite de cette extraordinaire découverte et l’on souhaite que tous ceux qui en sont atteints puissent immédiatement en bénéficier. Tous donc, tous les humains qu’ils soient riches ou pauvres. Pour que ce soit le cas dans les pays pauvres, pays sans assurance maladie, il faudrait toutefois que le prix soit, sinon nul, du moins très faible. Quant aux pays riches où les médicaments sont remboursés et leur prix administré, à quel « juste » tarif fixer le remboursement de ce progrès incontestable ? Comment concilier la juste rémunération d’une découverte, la maîtrise des comptes sociaux et l’accès de ceux qui peuvent, qui doivent bénéficier de ce traitement ?

Quel que soit les élans généreux des uns, les médicaments, comme les autres biens médicaux, ne peuvent pas être gratuits et leur prix ne peut pas se limiter à leur coût de fabrication, coût assez faible le plus souvent. En effet ces molécules ont été développées par une industrie qui investit des montants considérables dans la recherche et contribue depuis plus d’un siècle aux progrès de la médecine et à l’extraordinaire allongement de l’espérance de vie des humains.

Le développement des innovations thérapeutiques provient pour l’essentiel d’entreprises privées. Il existe certes des voies prometteuses de développement de nouvelles molécules par des institutions à but non lucratif, comme l’initiative «Médicaments pour les maladies négligées » (DNDI), mais si elles sont exemplaires, elles restent limitées. Le métier des industriels du médicament est risqué, car toutes les molécules apparemment prometteuses ne parviennent pas sur le marché, toutefois ces risques sont globalement contrebalancés par une rentabilité élevée. Elle génère d’ailleurs de considérables réserves de trésorerie trop souvent employées à racheter des actions en bourse plutôt qu’à être investies dans la recherche. S’il existe un débat sur la juste – et pas excessive – rémunération du capital, ce modèle a montré son efficacité et n’est pas remis en cause.

Toutefois, la mise sur le marché d’une trithérapie efficace pour le traitement des patients porteurs du VIH est venue entamer, au Sud, le compromis tacite entre industriels et financeurs des dépenses de soins médicaux. En effet, le prix des antiviraux les rendait inaccessibles à la quasi-totalité des pays en développement qui pourtant concentraient la majorité des malades. Certains pays, dont l’Afrique du Sud, en 2001, ont alors décidé d’importer des pays du Sud (l’Inde notamment) des génériques de ces molécules alors qu’elles étaient encore couvertes par un brevet. 39 entreprises pharmaceutiques mondiales (aucune française) ont ainsi déposé une plainte à Pretoria auprès des instances sud-africaines. Sans revenir sur cette longue affaire, elles se sont finalement retirées. Dans le cadre des dispositions de l’Organisation Mondiale du Commerce, des pays ont obtenu le droit, dans certaines circonstances, de copier ou de bénéficier de copies de ces molécules pour traiter leurs malades à un coût acceptable alors que le brevet est toujours protégé dans les pays riches et que les prix y sont très supérieurs. Depuis dix ans, une entreprise pharmaceutique a posé une question analogue, mais cette fois aux pays riches.

En quelques mots, Gilead achète en janvier 2012 Pharmasset, une start-up américaine qui développe des antiviraux à action directe, l’un d’entre eux semble guérir en quelques semaines les patients porteurs du virus de l’hépatite C. Cette découverte est importante car les médicaments utilisés jusque-là étaient peu efficaces, onéreux et avaient d’importants effets secondaires. En moins de deux ans, Gilead démontre que l’efficacité est réelle, que le produit est bien supporté et obtient en décembre 2013, donc très vite, de l’administration américaine (la FDA) une autorisation de mise sur le marché. Cette révolution thérapeutique est inscrite au remboursement en France en novembre 2014 ; son principe actif est le sofosbuvir, il est commercialisé sous le nom de « Solvadi ».

Jusque-là tout va bien si ce n’est que les prétentions financières de Gilead sont aussi exorbitantes qu’« innovantes ». De l’autre côté de l’Atlantique, les réactions ne tardent pas, ainsi le Sénat américain s’en émeut. Il publie en décembre 2015 un rapport aussi passionnant qu’inquiétant (7) car il permet de suivre pas à pas la stratégie de l’entreprise (8). Gilead n’a pas cherché une juste rémunération de ses actionnaires, mais s’est demandé jusqu’où il était possible de monter le prix pour que les assureurs publics et privés acceptent de le payer sans qu’il y ait des réactions trop violentes, non seulement des financeurs, mais aussi des médecins, des associations de malades, des sociétés savantes et des politiques. Tout cela est construit sur des études, des enquêtes d’opinion, des scenarii et n’a rien d’un travail d’amateur et tout d’une tentative de confiscation légale. Leur logique est fondée sur le raisonnement suivant : notre médicament efficace va se substituer à des traitements qui le sont moins, il n’y a aucune raison que cela soit moins cher… pour vous ! Autrement dit, cette entreprise désire capter seule les bénéfices de cette découverte. C’est ainsi qu’elle proposera un traitement de 84 000 $ aux États-Unis. Après de longues négociations, elle obtient en France 41 000 € pour 12 semaines de traitement, si bien que les 200 000 personnes infectées par l’hépatite C en France n’ont pas pu toutes y avoir immédiatement accès, car le coût eut été d’environ 8 milliards d’euros (9) !

Un tel prix ne finance plus seulement la recherche et le risque, mais enrichit les actionnaires au-delà de ce qui peut paraître raisonnable. L’entreprise jouit d’un monopole provisoire mais, dans ce cas, en abuse ! Le chiffre d’affaires de Gilead a été multiplié par trois entre 2013 et 2015, ses profits par six. Heureusement des produits concurrents sont apparus.

Ces affaires n’étaient qu’annonciatrices. Ainsi apparaissent de nombreux traitements qui coutent par malade plusieurs millions d’euros, notamment dans les thérapies géniques de maladies rares. Jusqu’où tiendra notre solidarité ? À l’instar de ce qui s’est passé sur les vaccins, l’Europe est-elle disposée à faire un front commun ? Elle seule peut, du fait du poids de son marché, résister au chantage de certaines de ces entreprises.

II – SPÉCIFICITÉS FRANÇAISES

La question des soins médicaux n’est pas seulement une question économique et financière. La France, avec 11,9 % de son PIB consacré aux dépenses de soins en 2022, se place certes loin derrière les États-Unis (18,2) et, si l’Allemagne avec 12,6 % se détache, la France reste au-dessus de la moyenne des pays de l’UE à 27 (11 %). Cette différence de 0,9 % représente, en 2024, 24 milliards d’euros.

Malgré l’importance de cette somme, il faut souligner le sous-équipement français dans le domaine des technologies médicales. En effet, selon l’OCDE 10, compte tenu du nombre d’habitants, la France est deux fois moins bien équipée que l’Allemagne, l’Italie ou la Grèce et l’est six fois moins que le Japon ! Il existe donc bien un problème structurel : nos dépenses sont importantes et notre retard technologique est manifeste.

Si donc le sous-investissement est patent et lourd de conséquences, ce n’est apparemment pas le cas des ressources humaines en forte croissance depuis un demi-siècle. Le nombre d’infirmières est passé de 150 000 en 1970 à 760 000 en 2022, quant à celui des médecins, s’ils étaient 62 400 en 1970, ils sont 230 000 en 2022. Ceci ne veut pas dire cependant que la scandaleuse baisse du numerus clausus dans les années 1990 (autour de 3 500 médecins formés par an, alors que l’on en formait 8 700 dans les années 1970) ne soit pas en partie à l’origine des déserts médicaux actuels ou que les professionnels de santé sont bien répartis sur le territoire national.

Il faut donc se plonger dans l’organisation des soins de ville et de l’hôpital pour comprendre la nature des problèmes.

La médecine de ville

S’il y eut toujours, du fait de la liberté d’installation, de grandes hétérogénéités géographiques dans la densité des médecins libéraux et si, en caricaturant à peine, les malades étaient (et sont toujours) dans le nord de la France et les médecins dans le sud, la situation prend une nouvelle et inquiétante tournure, notamment dans les départements ruraux du centre de la France, comme dans les banlieues des grandes agglomérations. Par exemple, s’il y a encore 79 généralistes dans le Lot-et-Garonne, 47 ont plus de 55 ans, or le taux de ce département est déjà bas : 68,7 généralistes pour 100 000 habitants alors que le taux moyen hexagonal est de 89,2. Pour les psychiatres libéraux c’est pire : il en reste 6 dans ce département et ils ont tous plus de 55 ans ! Les pédiatres ne sont que 3, dont un de plus de 55 ans et l’on pourrait continuer à citer des chiffres en gynécologie-obstétrique, en dermatologie. Dans le Lot, département voisin, la crainte de l’avenir prédomine aussi : les huit ophtalmologues ont plus de 65 ans… La crise est universelle dans ce type de territoire ; elle se fait d’ailleurs déjà sentir dans les territoires dits « favorisés ».

Dans les villages, le système tient pour l’essentiel grâce aux infirmiers libéraux. Quant aux banlieues des grandes agglomérations, les habitants n’ont souvent plus de médecins traitants et la situation ne s’arrange pas car, du fait des agressions, beaucoup dévissent leur plaque et s’en vont exercer ailleurs. Enfin, partout les délais de rendez-vous en dermatologie ou en ophtalmologie s’allongent. La médecine de ville, dite « libérale », va mal. Le moins que l’on puisse dire c’est que, notamment depuis 2010, la variation relative de la densité des médecins d’un département à l’autre n’a pas suivi celle de la population (11).

En outre, même dans les zones fortement médicalisées, en dehors des heures ouvrables, les Français ont du mal à joindre au téléphone leur médecin traitant, quand ils en ont un. Là aussi, ils se rendent aux urgences de l’hôpital le plus proche où ils sont soignés et rassurés, même si, neuf fois sur dix, leur cas ne nécessitait aucune hospitalisation. Leur comportement est rationnel. Une des toutes premières priorités pour réformer l’hôpital serait donc de reformer la médecine de ville, non seulement pour limiter ces longues attentes aux urgences, mais aussi et peut-être surtout, pour bien accompagner le malade quand il regagne le domicile après un séjour hospitalier.

Ce sujet est un de ceux que les partis politiques, mais curieusement pas les élus locaux, feignent d’ignorer à la fois par peur, mais aussi par manque d’outil conceptuel. Ayant du mal à en appréhender la nature, ils en subissent les conséquences mais en méconnaissent les causes ou refusent de les traiter.

Les principes qui structurent en France la médecine libérale de 2024 n’ont pas changé depuis 1930, alors qu’entre-temps, nous l’avons vu, la médecine mondiale est devenue efficace et socialisée, ce qu’elle n’était guère à l’époque. En outre, pardon de ce truisme, la société française a profondément évolué depuis. Certes les différents gouvernements, dont l’actuel, ont tenté de bricoler cette machine, mais elle grince comme une sculpture mobile de Jean Tinguely, consomme beaucoup d’énergie, provoque une profonde lassitude chez les médecins et autant d’insatisfaction chez leurs patients. Réformer la médecine libérale fait peur et demeure une impensée politique. Une fois encore, à l’occasion de la dernière campagne présidentielle, les candidats se sont contentés d’évoquer les déserts médicaux comme les inégalités de santé, sans proposer des réformes qui pourraient contribuer à peupler les uns et réduire les autres.

Mais revenons à la médecine de ville et à ses principes inchangés depuis 1930 : liberté de choix du médecin par le malade, liberté d’honoraire, liberté de prescription, liberté d’installation, paiement à l’acte et de facto non contrôle des pratiques cliniques. Les thèmes qui préoccupent aujourd’hui la profession sont soit des sujets mineurs comme le tiers payant généralisé qui est refusé par certains syndicats médicaux, soit des sujets plus sérieux pour eux comme les conditions dans lesquelles un médecin peut fixer lui-même ses honoraires. Toutefois, les débats syndicaux de la profession ne traitent ni de la permanence des soins, ni de leur organisation. En revanche ils se battent pour défendre certains principes de la médecine « libérale » (12), déjà discutables en 1930 et totalement inadaptés à la médecine de 2024.

En effet, aujourd’hui, il n’y a pas une, mais au moins quatre médecines de ville : la médecine générale, la médecine spécialisée des cliniciens exclusifs (pédiatres, gynécologues médicaux, psychiatres, dermatologues…), la médecine spécialisée totalement ou partiellement interventionnelle (chirurgiens, stomatologues, gastroentérologies, cardiologues, radiologues interventionnels, dentistes…), la médecine spécialisée exclusivement diagnostique (radiologues, biologistes, anatomo-pathologistes…). La médecine dite « de ville » n’est donc pas totalement de ville, car les spécialités interventionnelles, et notamment les chirurgiens, sont d’abord des hospitaliers, même si leur hôpital s’appelle clinique.

Nous avons vu que, potentiellement, un patient pouvait aujourd’hui faire appel à environ 200 spécialités médicales et 200 autres métiers de la santé or, dans ce système, chacun sera indépendamment payé à l’acte, mais personne ne le sera pour une tâche aujourd’hui essentielle : la coordination d’un parcours de soins spécifique du patient. Autrement dit, la règle est celle d’un orchestre sans chef où chaque instrumentiste joue sa partition, d’où la cacophonie. Si certains médecins du secteur à honoraire libre (secteur 2), mieux payés, peuvent prendre le temps, que l’on ne fasse pas croire, comme le prétend le ministère de la Santé, qu’un médecin traitant conventionné, payé 25 € pour un quart d’heure de consultation, va pouvoir jouer ce rôle qui consiste à téléphoner aux confrères, à discuter en détail du cas du patient, à programmer ses examens avant une éventuelle intervention chirurgicale…

À ce contexte, s’ajoutent trois évolutions, elles aussi communes aux pays développés : Internet, la télémédecine et… la féminisation de la profession. Seule la dernière sera évoquée pour préciser qu’en 2023, en France, si les femmes représentent 51 % des médecins en exercice, chez les médecins de moins de 35 ans inscrits à l’ordre, il y a deux fois plus de femmes (7 402) que d’hommes (3 777). Ceci est important, notamment parce qu’en France, le temps de travail hebdomadaire des femmes est inférieur à celui de leurs confrères masculins.

Certaines des causes de cette dégradation, qui va se transformer en déliquescence, sont connues, d’autres moins. La première est que le numerus clausus de la fin de première année des études de médecine, qui s’est transformé en numerus apertus, ne change rien si ce n’est que certaines facultés de médecine ont fait une vague promesse d’accroître de 10 % leurs étudiants en seconde année. Rappelons qu’il faut dix ans pour former un médecin.

Il existe aussi un second numerus clausus, lui moins connu, mais aux aussi lourdes conséquences. Il se place au début de l’Internat et arrête chaque année le nombre de places ouvertes par spécialité (dont la médecine générale). Or, il est malheureusement évident que ce qui domine dans cette décision administrative du nombre de places ouvertes, à part la médecine générale, ce sont les besoins hospitaliers, pas ceux de la ville ! En outre, le choix de chaque interne va dépendre de son classement, ce qui créé un beau mécanisme de frustration car l’on ne devient pas psychiatre faute de n’avoir pu être chirurgien !

Par ailleurs, depuis toujours, en France, le cursus honorum des études de médecine a été celui des spécialistes et, contrairement aux pays de l’Europe du Nord, les généralistes ont été formés par défaut. Ce déclassement relatif, comme d’ailleurs celui des spécialités purement cliniques (pédiatrie, gérontologie, psychiatrie, gynécologie médicale), se retrouve dans le tarif des consultations et dans celui de leur revenu annuel. Grosso modo, d’un point de vue financier : un généraliste = un spécialiste -30 %. Quant aux anesthésistes, en me réjouissant pour eux de ce qu’ils gagnent, on cherche néanmoins la raison qui expliquerait pourquoi leur revenu annuel moyen est trois fois supérieur à celui d’un pédiatre. Ce déclassement financier explique à l’évidence pourquoi ces spécialités ne sont pas les plus recherchées, même si aujourd’hui la formation d’un généraliste est aussi longue que celle d’un spécialiste.

En outre, et l’effet est déjà manifeste, le rapport au travail change dans la génération des moins de 35 ans. Ainsi, dans un des hôpitaux de ces départements ruraux, heureux d’avoir recruté un urgentiste, celui-ci a expliqué qu’il ne travaillerait que 15 jours par mois car, a-t-il dit : « je viens d’acheter un terrain et je vais y construire ma maison ». Quant à sa compagne, pédiatre également recrutée, elle l’a été, à sa demande, pour 24 heures par semaine.

Pour toutes ces raisons, la situation va donc se détériorer car, nous l’avons dit, la génération du baby-boom vieillit et va bientôt entrer dans les âges de la dépendance (83-85 ans). En outre, du seul fait des innovations technologiques, la demande de soins augmente et augmentera, ces deux effets se cumulent donc. Pour y remédier, il faudrait répondre à trois questions.

  • Comment assurer en médecine de ville, partout en France, une permanence des soins alors que depuis 2005, Philippe Douste-Blazy étant ministre de la Santé, il n’y a plus d’obligation pour un médecin libéral de participer au service de garde ! Cette obligation fut en effet remplacée par un volontariat dont on mesure aujourd’hui les effets !
  • Comment coordonner la prise en charge à domicile des malades qui reçoivent des soins de plus en plus techniques requis notamment par le développement des maladies chroniques ?
  • Comment permettre aux médecins, et notamment aux généralistes, de suivre l’évolution des savoirs médicaux et d’en faire bénéficier leurs malades ?

Comme les Français sont loin d’être les seuls à se poser ces questions, la manière la plus simple d’y répondre est de regarder ce qui se passe ailleurs. Ceci permet de constater tout d’abord que les médecins travaillant seuls dans leur cabinet ont quasiment disparu ailleurs (moins de 1 % aux États-Unis) et qu’en revanche une médecine organisée parvient à assurer la permanence des soins.

Si le paiement à l’acte des généralistes est toujours la source essentielle de leur revenu (90 %), les expériences étrangères montrent qu’une solution consisterait à les payer non pas pour « faire » des actes, mais pour prendre en charge des malades. Autrement dit : il faudrait que l’Assurance maladie verse pour chaque patient un forfait annuel qui varierait selon l’âge, l’état du patient et… l’âge du médecin. Cette rémunération serait majoritaire mais pas exclusive car le médecin serait dans certains cas, notamment en urgence, voire à domicile, payé à l’acte (13). Signalons que ce type de paiement dit « à la capitation » entraîne, si l’on en croit les expériences étrangères, une baisse importante et rapide des prescriptions et donc permet de fortement accroître la rémunération de ces médecins tout en réduisant les dépenses d’assurance maladie.

L’exercice de tout généraliste doit donc être partiellement collectif pour assurer la permanence des soins et la coordination avec les autres métiers de la santé. Les maisons médicales sont devenues la règle à l’étranger. Elles sont financées en tant que telles, elles facilitent et organisent l’accès aux spécialistes grâce à la télémédecine quand l’examen clinique n’est pas requis ou peut être délégué. Les soins à domicile doivent être suivis et donc organisés avec tous les acteurs : médecins, pharmaciens, infirmiers, kinésithérapeutes, prestataires de matériel à domicile… et j’en oublie. Ils font partie ou sont contractuellement liés à la maison médicale du lieu ou du quartier.

Dans ces pays, ils se font seconder par l’équivalent des « infirmières de pratique avancée » (bac + 5) qui viennent d’être autorisées en France mais qui ont du mal à trouver une place tant les combats corporatistes font rage pour les empêcher d’y parvenir. Il faudrait en former entre 3 000 et 5000 par an, en augmentant leur rémunération.

Pour les autres spécialités médicales, à ce stade nous dirons seulement que le paiement à l’acte convient d’autant mieux que l’acte est technique, que la classification de ces actes (la base du revenu de ces professionnels de santé) est en permanence revue, à condition de vérifier leur indication (l’acte devait-il être réalisé ?) et leur qualité. On en est loin. On doit peut-être envisager aujourd’hui, qu’à l’instar des ingénieurs des corps de l’État, les médecins qui ne souhaiteraient pas s’installer pour une durée à définir (5 ans ?) dans une des zones aux besoins criants, payent une partie ou la totalité du coût de leurs études de médecine. Ne savent-ils pas que le seul droit d’inscription à la faculté de médecine d’Harvard fut en 2022 de 74 900 $, soit 300 000 $ environ pour un minimum de 4 ans et ceci sans tenir compte de ce qu’il faut pour vivre chichement à Boston (de l’ordre de 30 000 $ par an), soit donc au total, sur quatre ans, de l’ordre de 420 000 $ et c’est un minimum ? En France, on pourrait faire un prix, disons : 100 000 € pour les dix ans d’étude et les rémunérations versées aux externes et aux internes.

Cette situation française, succinctement décrite, montre que le temps n’est plus aux mesurettes actuelles et au maintien d’un système qui, à l’évidence, a mené aux drames, malgré le dévouement et l’imagination créatrice des collectivités locales contraintes par une centralisation paralysante et des lois qui ont à l’évidence échoué. Si les soins médicaux sont pour l’essentiel gratuits en France, encore faut-il des soignants pour les prodiguer ! On n’en prend pas le chemin.

Enfin, en quelques mots, pour ce qui touche à l’accès permanent aux découvertes médicales, il est urgent d’offrir aux médecins en exercice l’accès à une base de données documentaires, facilement accessible par des mots-clés, mise à jour en permanence sous la responsabilité – non pas d’une agence gouvernementale – mais des sociétés savantes de chaque spécialité, sous le contrôle de l’académie de médecine.

L’hôpital

Si les difficultés de l’hôpital public sont flagrantes, cela est dû à l’évolution de la médecine de ville en général et de la médecine générale en particulier. L’hôpital est en effet progressivement devenu le généraliste des pauvres. Faute de trouver 24 heures sur 24 un médecin, il est rationnel de se rendre à l’hôpital où l’on sera accueilli et où il sera possible de faire des examens si cela s’avère cliniquement nécessaire. Ainsi, seul un patient sur 10 admis en urgence est hospitalisé ce qui est coûteux et embolise l’hôpital. Mais l’hôpital a aussi ses profondes difficultés institutionnelles.

Outre le sous-investissement et l’application des 35 heures, certains de ses autres problèmes sont connus comme le recours trop fréquent à l’intérim dans les petits établissements, incapables de maintenir sans cela une activité chirurgicale. Il faudrait ajouter a contrario que les hôpitaux ne font pas suffisamment recours à la sous-traitance de leurs fonctions hôtelières (linge, cuisine, nettoyage, maintenance), ce qui explique l’importance des emplois « non-soignants » à l’hôpital public (34 %). Il ne s’agit donc pas, pour l’essentiel, et comme on le dit, d’emplois « administratifs », mais de cuisiniers, de femmes de ménage et de techniciens. Les raisons sont simples : c’est dans ces emplois que se recrutent prioritairement les agents syndiqués des hôpitaux publics, c’est là aussi où le maire de la commune, président du conseil d’administration, peut le plus facilement placer ses protégés.

Mais tous ces facteurs ne sont que des symptômes. Si l’hôpital va mal, si cette situation perdure avec un coût humain et financier élevé, c’est qu’il y a un intérêt commun des deux grands pouvoirs qui structurent la vie hospitalière pour le statu quo. Il s’agit de l’État et du corps médical. Le « Mal français », pour reprendre l’expression d’Alain Peyrefitte, celui de la centralisation et de la tutelle permanente y est particulièrement flagrant. Jugez-en.

Toutes les nominations des médecins, comme des cadres de direction sont centralisées à Paris et le sont pour toute la durée de la carrière de chaque hospitalier, qu’il exerce à Avignon, Épinal ou Quimper. Ainsi, il est quasiment impossible de suspendre ou de muter un médecin même en cas d’incapacité notoire (alcoolisme, trouble mental…). En outre, les évolutions de rémunération seront essentiellement statutaires. La direction locale n’a donc aucune des deux prérogatives essentielles dans toute gestion des ressources humaines : celle de la nomination et celle des augmentations de salaire. Il en est de même de toutes les autres catégories d’agents, rattachés au titre IV de la fonction publique hospitalière. La gestion locale n’a donc de possibilité d’intervenir que pour les avancements d’échelons (le plus souvent la durée minimale) ou l’inscription dans des programmes de formation qui notamment permettent aux infirmiers de devenir « cadres ». Si bien que les instances de concertation et notamment le CTE (Comité technique d’établissement) n’ont que très peu de marge de manœuvre, l’essentiel se joue à Paris dans les négociations statutaires. J’admire les directeurs d’établissements qui doivent présider ces instances locales dans lesquelles chacun sait que c’est un théâtre aux rôles connus d’avance d’où il ne sortira rien que du temps perdu (14) et des discours syndicaux, car localement il n’y a pratiquement rien à décider.

Mais ce n’est pas tout, outre les 42 familles de règlements qui s’appliquent sur la seule sécurité, le coûteux code des marchés publics, la séparation ordonnateur-comptable, la tutelle des agences régionales de santé (ARS) est permanente et omniprésente : les postes sont comptés à l’unité, il en est de même des lits des différentes spécialités et notamment des lits de réanimation. Terminons ce trop bref tour d’horizon en rappelant que, bien entendu, dans un pays centralisé, le directeur de l’hôpital est nommé par le ministre de la Santé, et les directeurs généraux des hôpitaux universitaires le sont en Conseil des ministres ! Tout candidat doit donc « bien » se comporter et la première consigne – jamais écrite – est d’éviter toute grève, la seconde est de « tenir » dans le budget, ce qui conduit à qualifier les sous-investissements de bonne gestion. C’est lui, le directeur, qui détient le pouvoir formel, pas le Président du conseil d’administration au rôle consultatif et symbolique.

Quant au corps médical, nommé par un pouvoir lointain, auquel il ne doit rendre aucun compte, il élit le président de la commission médicale consultative de chaque établissement qui est de droit le vice-président du directoire de l’hôpital. L’hôpital est donc cogéré par l’État et la profession. La centralisation, associée à l’impunité statutaire, procure au corps médical une grande liberté, il peut d’ailleurs impunément critiquer le pouvoir du moment car il ne fera que passer.

Le problème n’est donc pas d’impliquer le corps médical dans la gestion, il l’est déjà bien trop, mais de lui donner des moyens de travailler, ce qui passe notamment par une forte autonomie dans l’organisation des soins et le développement des activités d’une équipe. Le temps médical est trop précieux pour se perdre dans des réunions inutiles et des procédures bureaucratiques à l’utilité douteuse.

Cette alliance corporatistico-bureaucratique a été partiellement rompue quand fut mise en œuvre en 2004 la tarification à l’activité (T2A). Elle permet enfin de payer équitablement des hôpitaux pour des activités comparables. Mais si ce système a toujours été critiqué par une partie du corps médical c’est que, notamment, il permet de savoir de manière détaillée les soins donnés par chaque hôpital, chaque service, voire chaque médecin. Les arguments utilisés pour tenter de remettre en cause ce mode de tarification sont emprunts d’un gauchisme de bon aloi : « course à la rentabilité, politique du chiffre, concurrence… ». De fait les médecins aussi n’aiment pas que leur activité soit visible à d’autres or, grâce à cette réforme, l’activité hospitalière a perdu une partie de son opacité. Cela ne veut pas dire cependant que cette technique mondiale soit bien appliquée en France, nous l’avons souvent montré (15), mais son principe est une innovation majeure, mondialement acceptée : être payé pour ce que l’on fait (activités) et non pas ce que l’on est (budget) est un indéniable progrès. On peut donc être corporatiste et de gauche et ne jamais proposer d’alternative crédible à ce mode de financement des hôpitaux car, bien entendu, si l’on s’oriente vers un budget global, il faut aussi un moyen de calculer ce budget. Lequel ?

À ces difficultés institutionnelles anciennes, l’État a bureaucratisé, rigidifié, réglementé encore et encore. L’État et ses agences nationales ont été atteints d’une dégoulinante incontinence réglementaire, pléthorique et parfois contradictoire d’un texte à l’autre. Pourtant, on a pu constater que l’hôpital devient agile et efficace quand, comme au début de l’épidémie du COVID 19, on lui lâche la bride. Ce n’eut qu’un temps. Depuis, la tutelle a repris la main non seulement sur les statuts, les recrutements et les nominations, mais aussi la stratégie, les budgets, les tarifs et l’investissement hospitalier. Or, il se révèle incapable de jouer ce rôle ne donnant, par exemple, qu’au mois de juillet les tarifs de l’année en cours, sans expliquer comment ils ont été calculés. Il n’est pas facile d’élaborer un budget prévisionnel dans ces conditions…

Comme le conseil de surveillance de chaque hôpital est sans pouvoir, ceci se traduit notamment par une quasi-impossibilité de s’adapter à toute spécificité locale. L’hôpital est donc plus administré par des règles que géré par des personnes et, de surcroît, sa structure organisationnelle est complexe. Complexité qui s’accroît encore avec les GHT (Groupements hospitaliers des territoires) car, dans un service, la légitimité des décisions devient confuse et la ligne est floue entre l’économique et le médical. Il n’y a plus de délégation hiérarchique claire aux professionnels de santé. On a voulu tuer les chefs de service, on a tué les services et… l’hôpital.

Tatillon sur les procédures, l’État est laxiste sur les objectifs et leurs éventuelles évaluations. À ma connaissance, il n’y a pas d’indicateurs précis du suivi des politiques régionales. Ceci conduit, année après année, à constater l’hétérogénéité des soins sur le territoire et à ce que, par exemple, un insuffisant rénal a plus de chance d’être transplanté ici que là.

Pour ce qui est du fonctionnement institutionnel, à l’étranger, même pour les établissements publics, le pouvoir n’est donné ni à l’État, ni à la corporation médicale, mais à l’institution dirigée par un président de conseil d’administration, comme c’est le cas en France dans les établissements à but non lucratif. À l’étranger, ce président nomme le directeur administratif et le médecin chef qui n’est donc pas élu par la corporation, mais choisi par l’institution. Une convention collective s’applique à l’ensemble du personnel. Tous les recrutements de médecins sont locaux. Pour les postes universitaires, les conventions avec l’université sont également locales et le plus souvent à l’échelon du service, pas de l’hôpital.

En France, et notamment à Paris, on voit le succès des établissements à but non lucratif (Institut Montsouris, Hôpital Saint-Joseph, Fondation Rothschild…) et celui des centres de lutte contre le cancer (Institut Curie, Hôpital Gustave Roussy) : ils sont de droit privé et, à ce titre, libres de leur gestion. Il faut s’inspirer de leur statut.

La perspective est donc : la fin du titre IV de la fonction publique hospitalière, la fin du statut national des praticiens hospitaliers (et donc une nomination locale, avec une convention collective nationale), la totale liberté des achats et donc la fin du code des marchés publics (de fait très coûteux) et la création d’un vrai conseil d’administration avec un vrai Président ayant la responsabilité civile et pénale de chaque hôpital… Quant à la structure interne, il y a 28 ans j’avais proposé au ministre de l’époque de réformer l’hôpital en écrivant tout simplement : chaque hôpital est maitre de sa structure, celle-ci est définie par son règlement intérieur.

Reste enfin, la réforme des CHU et des facultés de médecine. Là encore, beaucoup a été écrit et la ligne est la même : souplesse des statuts et des relations avec l’hôpital. La France est le seul pays au monde où tous les services des hôpitaux qui ont un contrat avec la faculté de médecine sont aussi des services universitaires. Ailleurs, seuls les « bons » services le sont.

Le service public est le service du public, pas de la fonction publique. Soulignons d’ailleurs que les cliniques privées y participent et qu’elles sont moins onéreuses (16) que les hôpitaux publics. En outre, c’est grâce à elles que les Français– contrairement à la plupart des Occidentaux – n’attendent pas des mois pour leurs interventions chirurgicales. Quant à la réforme, Tocqueville indiquait que les mouvements sociaux n’apparaissaient que quand la situation commence à aller mieux et que l’opinion estime donc que cela pourrait changer ! Ce n’est pas encore le cas.

Les EHPAD

Comment, deux années plus tard, dépasser l’indignation, voire l’écœurement après la lecture du livre de Victor Castanet : « Les fossoyeurs de nos ainés » (Fayard), reportage sur le fonctionnement des groupes ORPEA et, dans une bien moindre mesure, Korian gestionnaires d’EHPAD (établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) et d’établissements hospitaliers privés ? Comment ne pas être révolté quand on voit comment les techniques de contrôle de gestion ont été les instruments de la plus manifeste, de la plus scandaleuse inhumanité, évoquant les constats d’Hannah Arendt sur la banalité du mal ? Comment ne pas être touché par le sort de ces personnes, riches et pauvres, qui ont échoué dans ces murs pour finir leur vie dans la souffrance et la solitude ?

Peut-être en tentant de comprendre le système, notre système, celui qui a permis cela car, sans qu’il s’agisse d’une quelconque excuse, de tels exemples, de tels drames sont le lot commun de beaucoup de ces institutions, quel que soit leur statut, le marketing en moins pour certaines. Il est vrai que le décalage entre l’image d’un vieillissement paisible au bord d’une piscine dans un hôtel confortable et la solitude d’une chambre à l’odeur d’urine croupie est particulièrement insupportable. Mais il est aussi exact que beaucoup de maires ont demandé à ces groupes privés de prendre en charge leur EHPAD et que les pensionnaires, à l’occasion de ce changement de statut, ont constaté un mieux. Tout est relatif ! À ce stade, le plus grand danger serait de s’ériger en juge après avoir choisi un bouc émissaire, les tribunaux sont là pour cela.

Placer un parent dans un EHPAD est toujours un pis-aller pour la famille et une violence pour la personne concernée. La décision se prend toujours à contre-cœur, après des semaines de fatigue et d’angoisse de l’entourage qui constate un jour qu’il n’en peut plus, que même s’il y a une garde de nuit, il devient impossible de relever seul la personne âgée qui tombe en se rendant aux toilettes ou qui, désorientée, sort de la maison et se retrouve dans la rue en pantoufles et est reconduite une fois de plus par un voisin charitable.

Avant tout placement, des alternatives ont été étudiées par les, le ou la personne(s) la plus proche(s). Mais prendre en charge une personne très dépendante à domicile nécessite de pouvoir payer au moins quatre personnes à temps plein, d’organiser leur rotation et d’en avoir les moyens, c’est-à-dire débourser de l’ordre de 10 000 € par mois pour les seuls frais de personnel. Aujourd’hui, les familles sont éclatées, les enfants ne vivent plus dans la même maison, la même ville, voire le même pays. L’époque que j’ai connue en Bretagne dans les années 1950, celle où toutes les générations et les voisins se relayaient pour accompagner, nourrir, laver, changer la personne en fin de vie, est révolue ; les enfants sont dispersés et les voisins inconnus.

Arrive donc dans l’EHPAD une personne vulnérable, placée contre son gré, accompagnée par une famille culpabilisée. Elle y arrive trop souvent sans protection juridique et, parfois, sans évaluation formelle de son degré de dépendance. Elle est non seulement dépendante, mais elle est aussi malade (surdité, arthrose, maladie cardiaque, incontinence…), même si son état ne nécessite pas d’hospitalisation, elle n’a de surcroît pas toujours de médecin traitant. Elle va donc se trouver dans une institution qui, elle aussi, pourra – notamment dans les déserts médicaux – manquer de « médecin coordinateur » chargé de gérer l’équipe soignante (le cas de plus de 10 % des EHPAD). Il faudra alors parfois plusieurs jours pour que les pensionnaires puissent avoir du paracétamol, le temps de faire venir un médecin, d’avoir une ordonnance, de chercher le médicament… !

Selon les établissements, la prise en charge sera humaine, attentive et efficace ou le sera moins. Curieusement, ces qualités ne dépendront pas du tarif mensuel de l’hébergement. Ce montant est soit payé par le résidant soit, faute de ressources suffisantes, pris en charge en partie par le département quand l’établissement est habilité à accueillir des résidents qui bénéficient de l’aide sociale à l’hébergement (ASH). Il peut aussi bénéficier d’une aide au logement et d’une réduction d’impôts, à la charge de l’État dans ces deux cas.

Les deux autres sources de revenu pour les établissements sont la dotation « soins » et la dotation « dépendance ». Les soins sont remboursés à 100 % par l’Assurance maladie et la dépendance l’est à 70 % par le département.

L’essentiel sont les soignants (17). En 2018, avant la crise, il y avait dans les EHPAD français 65 personnes à temps plein pour 100 résidants dont 52,4 % de soignants (soit 34 personnes) mais seulement 10,8 % d’infirmières (soit 7 infirmières). Or, comme la durée légale du travail est de 1607 heures par an, sans absentéisme, il faut employer 5,45 infirmières pour qu’une infirmière soit présente 24 heures sur 24 ; autrement dit, à un instant donné, en moyenne, il y a 1,28 infirmières pour 100 malades et 6,23 soignants. On comprend alors la difficulté des pensionnaires d’être pris en charge en temps et en heure, la maltraitance institutionnelle et la dégradation progressive des personnes hébergées. En 2022, ce taux a plutôt baissé… le taux d’encadrement moyen est de 62 agents pour 100 places (18).

Quant à la responsabilité politique, elle est partagée entre l’État, le département, l’Assurance maladie et la CNSA, si bien que personne n’est véritablement responsable. La frontière entre le secteur sanitaire, sous la responsabilité de l’État, et le secteur social, sous la responsabilité du département, est de plus en plus floue.

Mais revenons à notre personne placée qui a souvent des troubles cognitifs et des difficultés à se mouvoir. Faute de moyens humains, quand six sonnettes appellent la nuit, la dernière personne qui réclame de l’aide attendra plusieurs heures. En outre, au nom de la sécurité, les mouvements de la personne vont être limités, voire entravés, par crainte des fugues. Ces lieux, prétendument « de vie » peuvent donc être carcéraux. Certes, certains établissements ont placé des caméras mais comme les personnes de garde sont peu nombreuses, les soignants sont dans les chambres et pas au poste de garde devant les caméras.

Malgré le dévouement du personnel, les conséquences de ce système sous financé sont la maltraitance passive et parfois active de personnes vulnérables. Il faut ajouter le sous encadrement, la sous-qualification du personnel qui n’a pas toujours reçu de formation d’aide-soignant, et ne pas oublier les exigences des familles. Elles peuvent être différentes de celles de la personne hébergée et sont d’autant plus vives qu’elles se sentent coupables d’avoir dû placer leur parent, même quand il (ou elle) se sent bien mieux qu’à la maison.

Quoiqu’il en soit, le rêve promis d’un accompagnement « personnalisé » est tout simplement impossible : les pensionnaires sont réveillés, nourris, lavés, non pas quand ils le souhaitent mais quand l’équipe le peut. Quant aux repas, les cuisiniers se débrouillent avec de l’ordre de 5 € par jour et par personne pour les trois, voire les quatre repas, à ce prix le menu est rarement gastronomique.

Comme en matière de soins médicaux, mais plus encore ici, le décalage entre la loi et la pratique est profond. En outre, les établissements sont trop grands (81 places en moyenne en 2023) pour donner un sentiment de chaleur, leur activité n’est contrôlée que par des normes et la tutelle se limite à la rédaction d’un contrat et la définition de tarifs. Les inégalités sont la règle et la qualité réelle inconnue, nous ne pouvons que redire encore qu’elle ne dépend pas seulement du prix d’hébergement.

Certes, depuis cinq ans, le gouvernement a modestement abondé les fonds de la CNSA pour mieux couvrir les dépenses des plus modestes, mais les règles de fonctionnement des EHPAD et leur financement n’ont pas été profondément touchés, les budgets sont toujours aussi limités et la prise en charge si difficile.

Bien entendu, la première priorité serait de tout faire pour maintenir aussi longtemps que possible les personnes âgées à domicile, mais cela ne suffira pas. Il faut mettre à plat ce système (si l’on peut utiliser ce mot pour décrire une pagaille financière et institutionnelle) venu du fond des âges qui distinguait le sanitaire et le social, le rôle des départements de celui de l’Assurance maladie et qui ne donne pas les moyens pour traiter correctement nos aînés en fin de vie.

Une fois encore, mais nous ne saurions trop le souligner, la génération du baby-boom entre dans le grand âge, celui de la dépendance, la demande va croître rapidement : le nombre des 75-84 ans va enregistrer une croissance de 49 % entre 2020 et 2030, passant de 4,1 millions à 6,1 millions. Quant aux plus de 85 ans, ils passent de 1,4 million aujourd’hui à 5 millions en 2060. Et, pendant ce temps-là, le ratio de places en EHPAD pour les 75 ans et plus diminue et passe de 9,49 % en 2022 à 9,15 % en 2023.

Une cohésion sociale pudiquement financée par de la dette.

En 2023, comme les années précédentes, le projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) pour l’année 2024 n’a eu que très peu de presse, comme si c’était une loi sans importance. Pourtant c’est là que se joue la politique, la vraie, celle qui se traduit par des créations d’emplois, des augmentations de rémunération, de nouveaux investissements ; c’est donc le vecteur essentiel de la solidarité, notamment à l’égard de ceux qui sont âgés, malades et handicapés. Est-il limpide, transparent, « porteur d’avenir » pour utiliser le jargon de la classe politique ? Quels sont ses choix ? Pourquoi ce silence ?

La première explication vient de la difficulté de traduire les conséquences opérationnelles de ce texte. Sa lecture est austère, voire franchement incompréhensible pour les non spécialistes. Toutefois, avec l’épidémie, des chroniqueurs « santé » se sont pressés dans les médias. Pourquoi négligent-ils le nerf de la guerre et l’importance économique et politique de ces gigantesques transferts ? Ceci est d’autant plus surprenant que dès 2022, plusieurs enquêtes d’opinions confirmaient que la santé était la première préoccupation des Français. Ainsi, aux journaux télévisés, aux heures de grande écoute, passent fréquemment des reportages sur les communes à la recherche de médecins. Les débats sur les déserts médicaux se multiplient, ainsi que ceux qui portent sur les manques de moyens de l’hôpital. Qu’en sera-t-il demain ? Le PLFSS quand il devient LFSS en fin d’année change-t-il significativement la donne ? Comment prévoit-il de financer la demande de soins et le remboursement des déficits ? Les dettes contractées au cours de l’épidémie vont-elles être payées ? Comment est financée l’inflation (la seule croissance du coût de l’électricité en 2023 coute un milliard d’euros aux hôpitaux) ?

Si l’on veut permettre aux Français d’accéder aux innovations thérapeutiques qui pointent, si on désire rémunérer correctement les soignants tout en accroissant leur nombre pour répondre à la demande de soins, il faudrait que les dépenses de soins croissent de l’ordre 4 % à 5 % par an, hors inflation. Sera-ce le cas ? Non, mais cela est passé sous silence probablement parce que, en la matière, l’éternelle difficulté française, n’est pas juridique mais politique. Contrairement à la Suède, nos concitoyens ne savent pas ce qu’ils payent pour leur santé. Ils ont donc la générosité facile : « la sécu paiera » et, bien entendu, pensent-ils, la sécu ce n’est pas eux. Aussi, ceux qui tentent de rappeler, sans succès, que l’on ne peut pas vivre éternellement à crédit sont inaudibles. De surcroît, ces quatre dernières années ont montré que les rigoureux avaient (provisoirement) tort de jouer les cassandres car, effectivement, tant que l’on peut emprunter, on peut dépenser de l’argent sans savoir quand et comment le rembourser. Le « Quoi qu’il en coûte », si bénéfique pour l’économie française, a renforcé la croyance que l’argent n’était pas un problème, mais à ce stade il ne s’est agi que de l’argent des autres !

Les sommes en jeu sont pourtant considérables. Les dépenses de l’Ondam (Objectif national des dépenses d’assurance maladie) prévues pour 254,7 milliards d’euros, sont en hausse de 3,2 % par rapport à 2023 (247,6 milliards). Pour fixer des ordres de grandeur, il n’est peut-être pas inutile de rappeler que, en 2024, la loi de finances projette un budget de l’éducation nationale de « seulement » 64,2 milliards d’euros et un autre budget de 47,2 milliards pour les armées. Autrement dit, la maladie c’est plus de cinq fois la défense et environ quatre fois l’éducation nationale !

Le déficit entre 2024 et 2023 ne diminue pas, mais augmente : 8,8 milliards en 2023, 11,2 annoncés en 2024, chiffre probable-ment sous-estimé car les « économies » envisagées n’auront pas le rendement annoncé. Si bien que le déficit cumulé entre 2020 et 2024, pour la seule maladie, dépassera les 100 milliards d’euros et ceci, bien que le taux de croissance prévu tienne surtout compte des engagements passés et pas de l’inflation ou du progrès technique. Le taux de croissance « naturel » , celui qui tient compte à la fois de la démographie et des innovations technologiques connues à ce jour se situe entre 4 % et 5 % et non pas 3,2 %, le taux de croissance « tendanciel » prévu à partir de 2024.

À ce stade, la conciliation entre l’accès au progrès médical, le maintien de la solidarité entre les générations et la paix sociale n’est possible qu’avec… la Providence, celle qui finance une dette qui se creuse sans cesse et que l’on ne rembourse pas. Le moment est donc venu de saluer la très grande majorité des partis politiques qui ne semblent pas douter de la présence éternelle de cette fée. Pourtant, à terme, le maintien de la cohésion sociale ne sera possible qu’avec de profondes réformes du système de soins, jamais évoquées à ce jour, y compris dans le PLFSS 2024 qui se contente, comme nouveautés, de mesurettes discutables, comme le remboursement des préservatifs jusqu’à l’âge de 26 ans !

On constate pourtant chaque jour que le système se dégrade, que ses acteurs manifestent leur mécontentement de multiples façons, que la dette se creuse et que le conservatisme institutionnel est mortifère. Mais chacun espère, on le comprend, que la catastrophe ce sera pour l’autre, le suivant.

par Jean de Kervasdoué

(1) Mihajlo Mesarovic et Eduard Pestel, Stratégie pour demain – 2 e rapport au Club de Rome, Éditions du Seuil, 1974, 204 p

(2) Aaron Wildavsky, Doing Better and Feeling Worse: The Political Pathology of Health Policy, Daedalus, Vol. 106, No . 1, (Winter, 1977), pp. 105-123 (19 pages)

(3) https://www.insee.fr/fr/statistiques/4160025

(4) ARROW K. J., « Uncertainty and the welfare economics of medical care », American Economic Association, vol. 53, no 5, 1963, p. 941-973.

(5) En 1939, les Américains vivaient 7 années de plus que les Européens et 14 années de plus que les Japonais.

(6) Ce paragraphe est tiré d’un texte écrit avec Olivier Maguet, spécialiste des questions pharmaceutiques et qui conseille notamment l’association « Médecins du Monde ».

(7) Orrin G. Hatch, RonWyden, « The price of Sovaldi and its impact on the US Health Care System », Committee on Finance United States Senate, December 2015.

(8) https://www.finance.senate.gov/imo/media/doc/1%20The%20Price%20of%20Sovaldi%20and%20Its%20
Impact%20on%20the%20U.S.%20Health%20Care%20System%20(Full%20Report).pdf

(9) Le tarif actuel d’un traitement est de 8 300 €.

(10) https://stats.oecd.org/Index.aspx?DataSetCode=HEALTH_PROC&lang=fr

(11) Atlas médical de l’Ordre des médecins au 1er janvier 2023. https://www.conseil-national.medecin.fr/sites/default/
files/external-package/analyse_etude/b6i7b6/cnom_atlas_demographie_2023.pdf

(12) Elle ne l’est pas car la profession exerce un monopole. Rien de moins « libéral ».

(13) En Normandie, en l’an 2000, les visites à domicile représentaient 30 % du revenu des généralistes. Elles ne
représentent plus que 5 %.

(14) Il n’en est pas de même dans les hôpitaux privés où il ne s’agit pas de statuts mais de convention collective.

(15) Jean de Kervasdoué, Didier Bazzocchi, La santé rationnée – Un mal qui se soigne, Economica 2019.

(16) Le lecteur sera surpris d’apprendre que leur tarif est plus bas. En revanche, dans ces établissements, les médecins
facturent leurs honoraires à part et beaucoup présentent un dépassement par rapport au tarif conventionné, moins
bien remboursé d’ailleurs par les assurances complémentaires depuis 2016.

(17) https://www.cnsa.fr/documentation/cnsa_-_situation_ehpad_2017-2018_vf.pdf

(18) UNI Santé, Panorama des EHPAD en 2023. https://www.conseildependance.fr/wp-content uploads/2023/02 /2023-
02-21_panorama-ehpad-2022_PDF.pdf

(19) Ce texte est original. Néanmoins le lecteur retrouvera ici des idées développées dans des ouvrages récents :

  • Jean de Kervasdoué, Le revenu des professions de santé, Economica, FNMF 2014.
  • Jean de Kervasdoué et Roland Cash, Soigner mieux, soigner moins cher, Economica, 2018.
  • Jean de Kervasdoué, Didier Bazzocchi, La santé rationnée Un mal qui se soigne, Economica 2019.
  • Jean de Kervasdoué, La santé à vif, HumenSciences, 2023.
    Comme dans des chroniques du Point.fr : https://www.lepoint.fr/journalistes-du-point/jean-de-kervasdoue

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