Article de Jean Ponce et Isabelle Ryl, Professeur d’informatique à l’Ecole normale supérieure – PSL et professeure d’informatique, en détachement à l’université PSL, paru dans Le Monde, le 19 mars 2025
En parallèle du Sommet pour l’action sur l’intelligence artificielle de Paris (du 6 au 11 février) s’est tenu un congrès scientifique réunissant 3 800 chercheurs du monde entier, les 6 et 7 février. Les conférences de trois sommités du domaine, Michael Jordan, Yann LeCun et Bernhard Schölkopf, y ont illustré la variété des points de vue sur l’avenir de l’intelligence artificielle (IA) au sein de la communauté scientifique.
M. Jordan a ouvert le congrès en sceptique affiché de la mode de l’IA générative. Il remet en cause le fantasme d’une IA générale (AGI) omnisciente puisque aucune machine n’aura jamais accès à la totalité des connaissances nécessaires. Dans le monde réel, êtres humains et machines n’ont chacun accès qu’à un fragment de ces connaissances, mais ils peuvent en revanche être vus comme un collectif d’agents coopérant pour parvenir à leurs buts individuels. Il prône donc l’utilisation des modèles d’économie et de théorie des jeux permettant de modéliser les équilibres globaux et de maîtriser l’incertitude des prédictions effectuées. Il voit l’IA comme une nouvelle branche du génie à la frontière entre économie, statistiques et informatique. Yann LeCun a saisi la balle au bond pour annoncer qu’il allait parler de tout ce sur quoi M. Jordan avait conseillé… de ne pas travailler !
M. LeCun espère l’arrivée à terme d’AGI aux capacités intellectuelles comparables aux nôtres, mais ne croit pas que les grands modèles de langage soient la bonne piste. Ceux-ci prédisent un mot à la fois, sans retour sur leur justesse d’une prédiction à la suivante : leur perception du monde est trop « myope », estime-t-il. Autre désavantage, leur prise de décision s’apparente à un réflexe : elle prend le même temps pour répondre à une question simple ou complexe. M. LeCun propose donc de s’inspirer des modèles prédictifs de la commande optimale et d’inclure dans le processus de décision une étape d’optimisation permettant de l’adapter à la difficulté du problème considéré et de maintenir une multiplicité de propositions différentes lors de la planification. Le futur appartiendrait donc à des IA capables d’apprendre et de maintenir un véritable modèle du monde, permettant seul un raisonnement réel à long terme, plutôt qu’à des « machines à prédire ».
Défi scientifique
Enfin, M. Schölkopf a rappelé l’importance cruciale de la différence entre corrélation et causalité, prenant l’exemple d’une étude sur les biais dans la détection automatique par des méthodes d’IA du pneumothorax dans des radiographies. La majorité des images annotées comme positives, donc de patients déjà diagnostiqués, contenaient des tubes de drainage insérés pour les soulager : l’algorithme apprenait donc (notamment) à détecter les tubes, dont la présence était corrélée à cette affection de la plèvre, mais qui ne la causaient évidemment pas. M. Schölkopf plaide donc pour l’utilisation des relations de causalité pour améliorer la fiabilité des résultats et mettre en place des méthodes permettant d’identifier automatiquement ces relations, défi scientifique pour lequel il a donné quelques pistes.
La diversité de ces points de vue peut surprendre mais, à l’heure où la science est remise en cause, l’impact de ces trois savants sur l’IA moderne est indiscutable. Tant mieux si leurs opinions sur l’IA de demain sont différentes : le débat fait la richesse du discours scientifique. Que l’on ne s’y trompe pas, quand M. LeCun se « bagarre » avec Yoshua Bengio et Geoffrey Hinton, deux autres pionniers de l’IA, au sujet des inquiétudes de ces derniers sur de futures AIG, le discours est informé et courtois. La recherche se nourrit d’idées originales, confrontations de points de vue et remises en cause incessantes. Personne n’a les clés du futur, mais celui-ci est dans les mains des scientifiques, loin des convictions politiques et des barrières géographiques.
Ce point de vue sur le débat scientifique à propos de l’IA illustre d’une part le moment dans lequel nous nous trouvons, quant à l’avenir de l’IA au cœur du devenir de nos sociétés, et d’autre part, l’importance de rendre le débat scientifique sur un sujet aussi important à la portée de tous.
Ce débat ne fait que commencer. Le débarrasser des fantasmes qui l’encombrent, en montrer les limites, le moment dans lequel il se trouve, en même temps que ses possibles, en débattre vraiment, sont décisifs pour son appropriation par le plus grand nombre.