Tribune de Michèle Riot-Sarcey, historienne, publiée le 19 septembre 2024 dans Le Monde
Rebâtir la société sur de nouvelles bases économiques et écologiques implique, étant donné l’ampleur de la tâche, d’associer plus étroitement la population aux discussions et aux décisions politiques, juge, dans une tribune au « Monde », l’historienne Michèle Riot-Sarcey.
La riposte publique au coup de force d’Emmanuel Macron s’est exprimée partout en France. Et maintenant ? A quand la prochaine manifestation organisée par les états-majors des partis politiques de gauche ? Serons-nous encore nombreux à attendre les directives de leurs dirigeants, à répondre présent aux appels de ces responsables empêtrés dans leurs combats internes, à l’écart des préoccupations quotidiennes de tout un chacun ? Combien de temps faudra-t-il supporter que les aspirants perpétuels aux fonctions présidentielles multiplient les déclarations sur le déni de démocratie d’un président en sursis afin de masquer leur propre stratégie de pouvoir, et leur mépris des pratiques démocratiques élémentaires au sein même de leur mouvement ? De qui se moque-t-on ?
Deux mois durant, nous avons attendu la nomination d’un premier ministre, et espéré entendre des voix dénonçant la situation des victimes des désastres qui affectent la planète. En vain : en France, le silence s’est abattu sur la situation catastrophique de l’éducation nationale et, plus globalement, sur l’état gravissime des services publics. Pendant le temps béni des Jeux olympiques, des migrants perdaient la vie dans des embarcations de fortune, les dictateurs menaient leur guerre à leur manière, de Gaza à l’Ukraine, du Soudan au Venezuela, et l’extrême droite poursuivait son ascension en Europe et ailleurs.
Tandis qu’au mieux un silence gêné planait dans nos rangs sur les exactions du Hamas, des propos antisémites aggravaient la confusion grandissante entre un Israël sous la coupe d’un Benyamin Nétanyahou que rien ne semble arrêter et tous les juifs, y compris ses plus farouches opposants. Ainsi le fossé continua-t-il de se creuser entre les partisans de l’un et l’autre camp.
Pendant ce temps, les représentants du Nouveau Front populaire, suivant une rhétorique populiste, ont cherché à assurer leurs électeurs de leur capacité à appliquer une large partie du programme. Aucun d’entre eux n’a cru bon de s’adresser aux populations pour décrire l’immense tâche qui nous attend si nous voulons transformer les rapports sociaux fondés depuis des décennies sur la loi du plus fort, tout en projetant d’édifier une société plurielle.
Au nom du néolibéralisme
Dans le cadre du primat de l’économie, dénoncé il y a déjà bien longtemps par l’économiste hongrois Karl Polanyi (1886-1964), en toute logique et malgré les atermoiements d’usage, le président de la République a finalement nommé un premier ministre de droite, répondant ainsi aux attentes de l’extrême droite. Depuis sa première élection, quels que soient les résultats des consultations populaires, Emmanuel Macron a gouverné au nom du néolibéralisme, en héritier direct des locataires successifs du bien nommé palais de l’Elysée. Rien d’étonnant à cette décision, sachant que la majorité des députés se situe à droite et à l’extrême droite de l’échiquier politique. Malgré l’extraordinaire résistance des électeurs et le coup d’arrêt infligé à la montée du Rassemblement national, la gauche, arrivée en tête, reste en effet minoritaire.
Face à cette réalité, comment imaginer qu’une brèche puisse être introduite dans un système politico-économique si bien rodé depuis le XIX e siècle, et maintenu sous la surveillance permanente des marchés financiers, sans une large réflexion collective impliquant l’ensemble de la population ? Comment imaginer, dans le cadre d’une Ve République bien en place, l’émergence d’une révolution à rebours de l’individualisme triomphant sans l’once d’une organisation collective à la base ? Comment envisager l’arrêt du démantèlement des services publics sans penser à organiser, au sein même des entreprises publiques, une concertation active de ses agents ?
Comment croire à une déstabilisation quelconque des entreprises internationales soucieuses de perpétuer le pillage de la planète, en dépit des manifestations toujours plus spectaculaires du dérèglement climatique, sans accompagner toute pratique réformatrice d’une réflexion collective sur l’ensemble des questions débattues jusqu’alors par les seuls experts ? Comment l’inversion du régime néolibéral pourrait-elle seulement être esquissée sans édifier la démocratie réelle qu’un très grand nombre de personnes et de collectifs réclament ? Face au dérèglement climatique, a-t-on seulement prévu, au sein de la gauche unie, une participation concrète des salariés des entreprises responsables des productions toxiques à la discussion politique, afin d‘élaborer ensemble la reconversion industrielle d’indispensable à la survie de la planète ?
Large réflexion collective
Depuis des mois, dans tous les secteurs, des voix diverses sont fait entendre – il est vrai à bas bruit – pour réclamer une participation plus grande de la population aux discussions politiques et sociales. Or, les partis les ignorent. Les organisations de gauche ont propagé l’idée qu’il suffisait d’un retournement soudain du président de la République pour rompre avec la tradition hiérarchique et imposer un gouvernement plus proche des classes populaires.
Cela reste mission impossible sans une large réflexion collective impliquant l’ensemble de la population. Inverser la tendance suppose une longue élaboration et des échanges nombreux sur l’alternative à construire. Il est nécessaire de prendre conscience de l‘ampleur de la tâche, compte tenu de l’accroissement des inégalités à l’échelle de la planète et des désastres écologiques en cours. En l’état présent des difficultés des initiatives conjointes entre les partis et les organisations syndicales seraient les bienvenues.
En réalité, sans refondation de la démocratie réelle, rien n’est possible.
C’est pourquoi la procédure de destitution du président de la République, tout juste lancée, pourrait parfaitement se comprendre si elle était l’émanation d’un mouvement social réel. Mais dans les conditions actuelles, elle apparaît relever d’une toute autre logique. Au XIXe siècle, Jeanne Deroin, candidate sans droit aux élections partielles législatives de 1849, écrivait que les révolutions sont devenues des marchepieds pour les hommes aspirant au pouvoir. Aujourd’hui les candidats à l’élection suprême ne jugent pas même nécessaire de tenir compte de l’intelligence collective pour être prétendants à la gestion de la chose publique _ ou res publica.
Pour nous mutualistes, le titre de cet article devrait être pris au pied de la lettre, non pas seulement comme l’affirmation, de plus en plus théorique, de notre nature juridique, mais comme le mantra à la fois de notre survie économique et de notre utilité sociale.
Pour faire bref, si la démocratie (dans nos délibérations, notre présence territoriale, notre militantisme, nos combats revendicatifs,…) ne redevient pas notre ambition et l’objet de tous nos efforts, nous n’avons aucune chance de survivre au marché et d’être utile à l’évolution de cette société.
C’est sur cette dimension et sa déclinaison systémique qu’il faut reconstruire le mutualisme.
Cette tribune doit être partagée. Elle nous interpelle, nous militants politiques, syndicalistes, mutualistes. La société est à reconstruire avec et pour l’ensemble des peuples qui peuplent la planète. Et si nous commencions chez nous, en France.