Chronique de Nicolas Bouriaud, parue dans Beaux Arts Magazine – février 2025
Alors que les lieux collectifs de pratique artistique fleurissent partout, une autre version du « créer ensemble » a totalement disparu des radars : le projet artistique commun, jadis appelé « mouvement ».
En relisant de vieilles revues d’art pendant les fêtes, j’ai fini par être frappé par quelque chose d’impalpable, par une anomalie que je n’arrivais pas à nommer, comme si quelque chose s’était évanoui. Je me mis alors à consulter des magazines plus récents afin de comprendre quelle pièce du puzzle manquait. Et j’ai compris : ce qui avait disparu, c’étaient les mouvements. Certes, on peut associer ceux-ci au temps des avant-gardes et des manifestes, mais même les années postmodernes, la décennie 1980, virent des artistes se regrouper pour défendre une manière de peindre ou un principe de travail, quand ils/elles n’étaient pas fédérés par des critiques, des galéristes ou des curators au nom de leurs points communs. Voilà ce qui avait changé : les artistes d’aujourd’hui sont seuls. Le paradoxe est qu’ils n’ont jamais autant parlé de collectifs autogérés ou d’ateliers partagés. Mais si leur éthique, souvent citoyenne, les porte à créer des communautés de travail, leurs œuvres s’avèrent de plus en plus étanches. Les phalanstères les plus actifs sont aujourd’hui des ateliers autogérés, comme le Wonder à Bobigny ou des agglomérats comme Poush à Aubervilliers. Les échanges entre artistes y existent, bien sûr, mais ils ne produisent plus guère de collectifs animés par le partage d’un concept ou l’exploration commune d’un postulat esthétique. Chacun dans son monde.
La fin des idées fortes
Le phénomène est planétaire : il semblerait qu’avec la hausse constante des loyers, les artistes rentabilisent au maximum leur temps de solitude, plutôt que de se réunir dans la Nouvelle Athènes d’aujourd’hui. Les conditions du travail «ensemble» sont-elles encore réunies ? Plus les artistes en parlent, et plus on perçoit la fin des idées fortes éprouvées collectivement, et surtout l’extinction du désir d’association. Reste alors des modes de vie partagés. Il semblerait que les années 1990 virent les derniers feux de cette approche collégiale avec la génération de Pierre Huyghe, Dominique Gonzalez-Foerster, Philippe Parreno, Liam Gillick ou Carsten Höller, qui menaient de multiples projets communs, exposaient ensemble et, surtout, menaient d’interminables discussions sur leurs travaux respectifs. J’en fis partie, et je pensais naïvement qu’elles seraient toujours là. Mais au-delà des ateliers en commun et des familles d’artistes, il y a la volonté de produire une image collective, organisée selon la même logique qu’une manifestation de rue : il s’agit de défiler ensemble sous un même mot d’ordre, sans quoi aucune idée n’acquiert la consistance d’un concept partageable. La logique contemporaine voudrait qu’on exprime désormais ses opinions d’une pression du pouce et dans la solitude de son appartement, vers Instagram ou vers X. Les idées elles aussi semblent subir un confinement… Pourtant, la forme du réseau s’avère propice à l’expression collective : le dernier «mouvement» en date fut ainsi baptisé «post-Internet» par l’artiste Marisa Olson en 2008. Le terme renvoyait à des pratiques artistiques pour lesquelles l’existence «en ligne» et «hors ligne» de l’œuvre d’art n’était plus le sujet. Cet entre-deux créait un nouvel espace, dépassant la matérialisation des œuvres. Mais qu’est-ce qui fait image aujourd’hui, sinon des individualités ? L’histoire de l’art contemporain, pulvérisée, fait penser à un tournoi de football opposant des équipes sans fond de jeu, ne reposant que sur leurs personnes. Artistes, curators, davantage que des particules élémentaires, il s’agit désormais de réinventer des points communs.