Tribune publiée dans Le Monde, le 28 septembre 2023

Alors que le projet de loi visant à fusionner l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire et l’Autorité de sûreté nucléaire va être débattu au Parlement d’ici à la fin de l’année, un collectif de personnalités appelle les députés à la vigilance et à la responsabilité.

Aujourd’hui, la régulation des risques nucléaires et radiologiques est assurée principalement par l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN). Autorité administrative indépendante, son autorité morale n’a jamais été mise en cause, son arsenal juridique s’est renforcé au cours du temps, et elle jouit d’un capital de confiance certain auprès du public. Depuis sa création, elle n’a perdu aucune bataille face aux pressions industrielles, réussissant à imposer des mesures, coûteuses mais justifiées, de renforcement de la sécurité à la suite de la catastrophe de Fukushima, en 2011. D’autres autorités participent également à cette régulation dans les domaines de la défense nationale, des risques professionnels, de la santé, des risques industriels.

Ces autorités tirent une part notable de leur légitimité technique de l’appui que leur fournit l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), dont la mission centrale est de créer et de renouveler les savoir-faire d’expertise et les connaissances scientifiques, indispensables pour évaluer les solutions technologiques et organisationnelles proposées par les exploitants nucléaires, premiers garants de la sûreté de leurs installations, et par tous les utilisateurs des rayonnements ionisants.

Au-delà de l’électronucléaire, l’expertise de l’IRSN concerne également la propulsion navale, la non-prolifération, la protection des populations et de l’environnement. L’institut a su apporter l’expertise nécessaire pour faire face à Fukushima, aux conséquences d’accidents de radiothérapie (hôpital d’Epinal), mais aussi pour éclairer les débats, par exemple sur les effets des « faibles doses ». Son existence assure, depuis deux décennies, une distinction claire entre les fonctions d’évaluation des risques et de décision, distinction dont de nombreuses réflexions ont confirmé l’importance dès les années 1980 pour la gestion des risques sanitaires et environnementaux.

Arguments simplistes

S’il est légitime de questionner l’organisation de la sécurité nucléaire, comme cela a déjà été fait dans le passé, les propositions de réforme ne doivent pas être examinées au regard d’arguments simplistes (« On va ainsi créer la seconde plus grande autorité de sûreté nucléaire au monde »« un seul organisme, c’est forcément plus efficace que deux »). Car ce dont il s’agit, c’est de l’organisation chargée de la régulation d’activités sources de risques majeurs, présentes à travers les territoires et clés de la souveraineté énergétique de la France. Mesdames et messieurs les parlementaires, quatre questions essentielles doivent guider l’examen de cette nouvelle organisation :

– Disposera-t-elle de plus d’autorité morale, juridique, technique et scientifique pour « faire le poids » face à des exploitants nucléaires puissants, aux exigences du monde médical, aux enjeux croissants de sécurité, en cas de divergences de vue sur des questions engageant la santé et la sécurité de nos concitoyens ?

– Sera-t-elle davantage apte à susciter et à maintenir la confiance du public, même dans des situations difficiles, l’histoire du nucléaire étant jalonnée de crises plus ou moins aiguës ?

– Sera-t-elle plus efficace, au regard de son coût pour le contribuable et des contraintes qu’elle fera peser sur les entreprises assujetties à son contrôle (délais de procédures, caractère proportionné des décisions prises) ?

– La transition vers cette nouvelle organisation pourra-t-elle s’effectuer sans perturbations majeures des processus du contrôle, dans un contexte de relance ambitieuse du programme électronucléaire ?

Bien que le projet de loi du gouvernement ne soit pas encore connu dans le détail, nous voulons dès à présent vous alerter sur les risques de dégradation qu’il fait peser sur la compétence de l’IRSN. Les « experts » de l’IRSN n’existent pas « sur étagère ». Leur compétence est collective et résulte de leurs interactions longues et pluridisciplinaires avec les problématiques de recherche et avec leurs pairs. Il y a tout lieu de craindre que cette « fabrique d’expertise » assurée par l’IRSN ne soit pas déplaçable vers l’ASN, organisme à vocation essentiellement administrative du fait de son statut, de sa culture et de ses modes de recrutement. De nombreux départs de personnels sont à craindre, avec, à la clé, un affaiblissement du système d’expertise qui surviendra d’autant plus rapidement que la transition sera émaillée de difficultés juridiques et statutaires, longues à résoudre.

A court terme, cet affaiblissement risque de perturber sérieusement le plan de relance de la production électronucléaire. A moyen terme, le système évoluera insensiblement vers une expertise de « conformité réglementaire », au détriment d’une véritable « expertise scientifique », peu à peu oubliée. Or, s’agissant du risque nucléaire, la « conformité » à la réglementation ne suffit pas. Nos concitoyens sont en droit d’attendre le recours aux meilleures technologies, aux meilleures modalités d’organisation, aux meilleures capacités de gestion de crise.

Notre organisation actuelle de la sécurité nucléaire est renommée dans le monde entier et s’est acquittée plus qu’honorablement de ses missions. Elle bénéficie de la confiance du public, sur le plan national comme au niveau de chaque territoire concerné. S’il respecte bien la promesse de « veiller à ce que l’ensemble des missions de l’ASN et l’IRSN soient préservées et leurs moyens humains renforcés », le processus engagé par le gouvernement est une occasion d’en poursuivre la consolidation, face aux enjeux actuels.

Nous appelons les parlementaires à veiller à ce que l’organisation de la sécurité nucléaire maintienne une séparation claire entre expertise et décision et un lien fort entre expertise et recherche. Elle doit garantir une évaluation globale des risques intégrant sûreté des installations civiles et de défense, protection contre la malveillance et radioprotection des populations et de l’environnement. Cette organisation doit favoriser un dialogue permanent avec la société civile et disposer des moyens et de l’attractivité nécessaires à la réalisation de ses missions.

Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT ; Claude Birraux, membre honoraire du Parlement, ancien président de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) ; François Hommeril, président confédéral CFE-CGC ; Jean-Yves Le Déaut, membre honoraire du Parlement, ancien président de l’OPECST ; Marylise Léon, secrétaire générale de la CFDT ; Dominique Le Guludec, ancienne présidente du conseil d’administration de l’IRSN ; Jacques Repussard, président de l’Institut pour la maîtrise des risques, ancien directeur général de l’IRSN ; Philippe Vesseron, ancien délégué aux risques majeurs ; Cédric Villani, mathématicien, ancien président de l’OPECST

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