Mon propos est de poser quelques balises de détresse concernant l’aveuglement sociétal de cette règlementation, notamment face à des situations de crise telles que celle que nous vivons.

Première balise : Solvabilité 2 couvre les activités d’assurance, activités qui sont précisément, dans cette période, au cœur de la protection des citoyens ; ceci est évident pour l’activité de couverture des frais de santé ou la prévoyance. Cette évidente responsabilité face à une crise sanitaire ne frappe pourtant pas nos régulateurs et encore moins l’EIOPA (autorité européenne en charge de cette règlementation). Ou plutôt, si elle les frappe, ce sera avec leur biais originel : la survie des organismes d’assurance (ceci est important pour les assurés évidemment) mais surtout pas l’évaluation de leur utilité sociale dans des contextes comme celui de la pandémie. En gros : « si je sauve le business des assureurs, j’aurais fait mon job et par construction la société s’en portera mieux. »

Proposition 1 : changer de vision. « Et si je sauvais un business vraiment utile aux gens en repensant mes règles à l’aune de cet objectif, réévalué à l’épreuve de la pandémie ? »

Deuxième balise : les modèles mathématiques qui servent à la mesure de risques sont court-termistes. Solvabilité 2 les appuie sur la protection contre la probabilité de ruine à un an ! A un an ? Cette myopie gomme toute vision de long terme et a pour conséquence de donner un poids considérable à la volatilité des placements financiers ! De surcroît Solvabilité 2, évalue la valeur (donc la solidité) d’un assureur dans une perspective liquidative : il s’agit de calculer le prix d’une entreprise d’assurance comme si on voulait la vendre « à la casse » à un fonds vautour. De coup, toutes les valeurs immatérielles, notamment celles liées à la reconnaissance de l’utilité de l’entreprise, sont gommées. Tous les gains espérés d’investissements de long terme sont sous-évalués s’ils ne sont pas immédiatement quantifiables en termes de résultats financiers. Pour ne prendre qu’un exemple : en matière de placements financiers, Solvabilité 2 n’a aucune vision de l’utilité sociale des investissements. La seule mesure qui compte est celle fournie par les bourses.

Proposition 2 : recalibrer l’appréciation des placements financiers et des investissements liés aux développements de produits ou services en valorisant leur utilité sociale.

Troisième balise : les modèles économiques non-lucratifs sont totalement ignorés. A fortiori, les normes passent sous silence la diversité de ces modèles, notamment la spécificité du modèle mutualiste de complémentaire santé. Dans une période où il est nécessaire de se réinventer, comme tout le monde le clame, laisser perdurer des regards aussi étroits et immobiles est une aberration.

Proposition 3 : ne pas traiter pas dans la même norme les modèles non lucratifs et les autres.

Quatrième balise : compte-tenu de la prégnance de l’idéologie libérale qui sous-tend globalement les règlementations européennes, Solvabilité 2 n’échappe pas au dogme de la construction du grand marché concurrentiel. Les Européens qui s’assurent ne sont que des consommateurs, les entreprises d’assurance que des fournisseurs de produits et services ; peu importe que les garanties servent à couvrir la casse d’une voiture ou un problème de santé.

Proposition 4 : on extrait du marché – et des normes qui vont avec – les activités concernées par la couverture de besoins vitaux pris en charge par des entreprises à but non lucratif.

Cinquième balise : pour Solvabilité 2, la gouvernance d’une entreprise non lucrative, pourtant centrée sur la satisfaction des besoins vitaux, n’a pas de raison d’être différente de celle d’un acteur à but lucratif, œuvrant sur des marchés de biens et services concurrentiels. Un médecin n’est pas reconnu par les régulateurs comme naturellement légitime à diriger une mutuelle (ou autre) qui rembourse des frais de santé ; alors qu’un actuaire diplômé qui n’aurait jamais vu un patient, lui, n’a rien à prouver. Il sait calculer et cela suffit. On croit rêver !

Proposition 5 : on fiche la paix aux organisations visées par la proposition 4 et on les laisse organiser une gouvernance qui privilégie la représentation des parties prenantes. Les modes de gouvernance démocratique doivent échapper à la pression normalisatrice qui dépossède les représentants des bénéficiaires (les adhérents pour les mutuelles) de leurs pouvoirs au profit des techniciens, quelle que soit la bonne volonté et l’empathie de ces derniers à l’égard des populations. A ce propos, pourquoi ne pas valoriser l’empathie dans les modèles d’évaluation ?

Sixième et dernière balise : les régulateurs adorent que les assureurs soient gorgés de fonds propres. Solvabilité 2 prescrit des modèles pour évaluer les besoins optimaux en la matière afin d’éviter la fameuse ruine. Et bien, croyez-le si vous le voulez, les régulateurs zélés en rajoutent une couche et quand un organisme couvre juste un peu plus de 100% de ce besoin, pour eux ce n’est pas assez ! En gros, ce serait comme un gendarme qui vous arrêterait dés lors que vous êtes juste en dessous de 130 sur l’autoroute au motif que le risque de dépasser la vitesse autorisée est proche ! Comme si vous n’étiez pas suffisamment attentif pour ne pas aller au-delà. Pour les mutuelles, notamment, cette question est antiéconomique et antidémocratique : ce sont les adhérents qui, grâce à leurs cotisations, ont permis d’accumuler ces fonds propres ; les accumuler au-delà du nécessaire revient à les priver de leurs droits. Ni plus ni moins ! Et, en outre, pourquoi serait-il aberrant qu’en période de crise majeure, ces excédents de fonds propres soient rendus, en partie, sous forme d’aide, aux adhérents ? Et tant pis si le résultat comptable de l’année est déficitaire, puisque le résultat comptable n’a pas de valeur normative positive pour une mutuelle : il signifie seulement que la mutuelle a demandé plus d’argent à ses adhérents qu’elle ne leur en a rendu sous forme d’accompagnement. Quand on n’a pas d’actionnaires à rémunérer et que l’on a assez de fonds propres, un résultat positif signifie que l’on n’a pas fait son boulot d’aide aux adhérents.

Proposition 6 : on sort les mutuelles santé du calibrage assurantiel des besoins de fonds propres.

Vous l’avez compris au fil des propositions : la crise du Covid démontre de manière éclatante ce que nous nous savons déjà : il faut sortir de Solvabilité 2 toutes les acteurs non lucratifs qui prennent en charge des besoins vitaux et notamment les mutuelles santé. Toute la société y gagnera !

Par Christian Oyarbide.

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