Christian Oyarbide
Cet article s’inscrit dans la continuité des « discussions » avec des néolibéraux, qu’au nom de la Mutuelle Les Solidaires, j’ai tenté d’initier – souvent en vain – sur Twitter.
La difficulté tient en partie au support : Twitter n’est pas le lieu de la « pensée complexe ».
Plus fondamentalement, j’ai constaté que les néo-libéraux rencontrés évacuent les visions (implicites) de l’homme et de la société qui sous-tendent leurs diatribes envers toutes formes de régulations qui perturberaient le marché, seule réponse efficiente, à leurs yeux, aux tensions inhérentes à la vie en société.
Pour rappel, l’introduction de Wikipédia à l’article sur le néo libéralisme.
Le terme de néolibéralisme désigne aujourd’hui un ensemble multidimensionnel d’analyses d’inspiration libérale — ou supposées comme telles — qui partagent un socle :
- d’orientations critiques : la dénonciation du poids de l’État-providence dans les pays développés après 1945 et de l’accroissement des interventions publiques dans l’économie1
- d’orientations positives : la promotion de l’économie de marché au nom de la liberté de l’individu et du développement économique ;
- d’orientations politiques : la dérégulation des marchés (qui se régulerait mieux eux-mêmes par le jeu de la concurrence et des « lois du marché » que par l’interventionnisme politique) et la disparition progressive du secteur public au profit du privé.
Je n’irai pas plus loin dans les arguments développés – parfois assénés – par les néo-libéraux sur Twitter. L’objet n’est pas, ici, de les questionner, mais au contraire d’exposer les nôtres – ceux de la Mutuelle Les Solidaires – pour sortir de la nasse simplificatrice dans laquelle nous enferment nos contradicteurs.
Plutôt que de raisonner globalement, j’ai choisi de traiter un domaine qui relève de l’objet social de la Mutuelle Les Solidaires : le rapport à la santé des populations, sujet particulièrement criant aujourd’hui (article écrit pendant la période de confinement liée au coronavirus) et qui est au cœur des enjeux de nos sociétés.
MISE EN LUMIÈRE DE NOS RAISONNEMENTS
Le rapport à la santé des sociétés est complexe ; la compréhension de ces rapports suppose de mobiliser des savoirs multiples : anthropologiques, sociologiques, philosophiques, économiques, scientifiques, historiques …
Les néo-libéraux, rencontrés sur Twitter, n’abordent jamais ces dimensions, oubliant sans doute que bon nombre des « théoriciens » du libéralisme se qualifiaient eux-mêmes de philosophes. Un peu comme si la vision dominante du marché avait « désencastré » – pour reprendre la thèse de Karl Polanyi – l’économie des autres dimensions sociales et de leurs singularités, historiques, ethnologiques … Comme si les hommes ne se retrouvaient que pour échanger des biens et services et que, précisément, cela suffisait à faire société.
Ignorer ou écarter les enseignements des disciplines évoquées ci-dessus pour promouvoir une réponse uni-dimensionnelle et universelle, nous paraît « un peu court », pour ne pas dire plus.
La Mutuelle Les Solidaires a, notamment, pour ambition de susciter des échanges approfondis, partant de la constatation que les raccourcis simplificateurs aboutissent à des impasses dans la résolution des questions qui se posent aujourd’hui à nos démocraties.
De surcroît, nous sommes convaincus que ces débats sont les ferments de l’émancipation des citoyens, par ce que nous pourrions appeler « l’éducation délibérative collective », et que cette éducation est une condition essentielle à la démocratie.
Une approche strictement descendante (condescendante ?) perpétue des rapports de soumission (au savoir, à l’argent …), par nature anti-démocratiques. Elle trouve aujourd’hui ses limites car il est démontré (mais ignoré) que les populations sont porteuses de savoirs – notamment sur les problèmes de santé puisqu’elles les vivent – et que c’est cette confrontation entre savoirs « populaires » (tant pis si le mot est galvaudé) et savoirs « scientifiques » qui permet de dégager des solutions utiles, utilisables et utilisées par les citoyens.
Nous sommes également convaincus que ces « confrontations » doivent être collectives et non individuelles (ce qui nous différencie des néo-libéraux) car il ne s’agit pas, pour chacun, de faire valoir ses besoins et ses droits. Le collectif met à jour des questionnements et élabore des réponses qui valent pour tous avant de valoir pour soi. Dans ce mouvement, les intervenants ne se vivent pas comme « consommateurs en quête de satisfactions individuelles » mais comme « acteurs dans et pour la cité ».
Cette réflexion participe de cette dynamique et c’est pourquoi nous le proposons au débat.
Je remercie, par avance, ceux qui ne partagent pas nos points de vue, de prendre le temps de les entendre et d’y réagir en évitant les raccourcis et/ou les exemples réducteurs. Je remercie également ceux qui y adhérent, en partie ou en totalité, de leur contribution exigence qui me permettra d’approfondir, de préciser …
Cette lettre ouverte a vocation à s’enrichir des tous les consensus et dissensus sincères qui émergeront de sa lecture.
LE SYSTÈME DE SANTE
Les questions d’organisation du système de santé, du rapport des patients aux professionnels de santé, des professionnels de santé entre eux, ont trouvé des réponses diverses dans le monde : ces réponses ne sont pas « tombées du ciel » d’un Etat ou n’ont pas surgi du marché par le miracle de la rationalité ou de l’irrationalité de l’un ou de l’autre.
L’organisation d’un système de santé, dans quelque pays que ce soit, est le fruit d’une histoire et l’héritière de choix politiques, dictés par les tensions et rapports de force entre parties prenantes.
Pour ne prendre qu’un exemple : la prégnance actuelle du pilotage des hôpitaux par les budgets et les indicateurs de performance ne découle pas d’une rationalité immanente contenue dans les tableaux de bord. Alain Supiot dans son ouvrage sur la Gouvernance par les Nombres décode de manière éclairante cette illusion du « tout en chiffres » et démontre qu’elle s’est construite au fil des décennies dans l’affrontement de différentes conceptions de la démocratie sociale.
Si donc il n’y a pas d’immanence, la définition des indicateurs de performance du système de santé peut et doit faire l’objet d’un débat public. La crise de l’hôpital le démontre s’il en était besoin.
Les normes de bonne santé et de « bon soin » diffèrent selon les époques, les régions du monde et les cultures : la prise en compte de la douleur est récente dans nos sociétés ; les médecines orientales traitent de dimensions que nous voulons ignorer en Occident ; les interactions entre le physique et le psychique, longtemps ignorées, sont aujourd’hui ré-évaluées …
Une grandeur unidimensionnelle mesurée par le marché (valeur de l’échange) ne peut pas rendre compte de la complexité de l’acte de soin et elle peut même être la manifestation du pouvoir d’un acteur sur les patients (cf. le scandale des opiacés aux USA).
Ne peut-on concevoir que « les nombres » ne soient pas les seuls outils de mesure de la qualité d’une prise en charge ? Est-il aberrant de penser que leur abus dans le pilotage nie la relation singulière du patient à sa santé et au professionnel qui le soigne ? Ne peut-on admettre que « soigner en moyenne » n’a pas grand sens quand on est confronté à un patient singulier.
La réponse selon laquelle le marché éviterait ces questionnements pour faire mieux que l’Etat est pour nous incompréhensible (au sens littéral du terme).
Et d’ailleurs, « mieux soigner » ce serait quoi ? Comment apprécier ce « mieux » ? Quels critères retenir ?
LES INDICATEURS DE PERFORMANCE DU SYSTÈME DE SANTE
Nous pouvons convenir – tout en ayant conscience de leurs limites – que des mesures chiffrées de performance sont utiles, sinon nécessaires.
Mais croire à leur totale objectivité est un leurre et interroger leur signification s’impose, tout aussi utilement et nécessairement.
Prenons un exemple : supposons qu’après un débat démocratique – nous verrons plus loin ce que cette expression signifie pour nous – la nation ait déterminé qu’un indicateur pertinent de l’efficacité comparée des systèmes de santé est l’augmentation de l’espérance de vie de la population. (Il est inutile je crois de justifier ici qu’une telle mesure mérite attention).
Quels regards porter sur cet indicateur ?
Naturellement, la Mutuelle Les Solidaires va « chausser » ses lunettes solidaires pour remarquer que l’espérance de vie des CSP+ est, en France, de 13 ans supérieure à celle des CSP employés et ouvriers.
Constater cet écart pour simplement dénoncer les inégalités dont il témoigne, n’est pas, pour nous, suffisant.
Cet écart ne peut-il pas, ne doit-il, pas être un guide pour l’action ?
Pourquoi ne serait-il pas possible, autour de ce constat, de faire travailler en coopération les acteurs de la solidarité, les professionnels de santé, les spécialistes de santé publique, l’Etat et le secteur privé ?
Pour les convaincre de s’engager, il suffit de rappeler cette évidence « mathématique » : améliorer l’espérance de vie des populations les plus nombreuses (les CSP- en l’occurrence) fera évoluer plus significativement la moyenne que si l’on augmente celle des plus aisés (minoritaires) ?
Pourtant ce raisonnement rationnel ne suffit manifestement pas. Les freins qu’il rencontre méritent eux aussi analyse.
Tout d’abord, dans notre pays – comme à peu près partout dans le monde -, ce sont les CSP+ qui pilotent à la fois l’action publique et l’action privée sur la santé. Quelle que soit leur bonne volonté, leur empathie ou leur professionnalisme, ces pilotes sont étrangers au vécu des populations les plus fragiles. Or, on découvre aujourd’hui – par exemple au travers des patients experts – que la prise en compte de l’expérience « sensible » des bénéficiaires améliore significativement l’efficacité des réponses. Ceci impose, à nos yeux, de réinventer avec ceux-ci des parcours d’accès à la santé accessibles au plus grand nombre.
En second lieu, donner la priorité aux CSP- implique, très concrètement, d’arbitrer en leur faveur les moyens alloués. Sachant que leur capacité contributive est limitée, la question du financement de ces moyens rejoint – comme en 1945, mais dans un contexte différent – celle des objectifs de notre protection et sécurité sociales aujourd’hui largement focalisés sur les équilibres budgétaires.
En troisième lieu, des écoles de pensée de plus en plus actives renvoient certaines questions de santé à la responsabilité individuelle des citoyens. Cette tendance est illustrée par le développement de ce qu’il est commun d’appeler la « prévention comportementale », dont le raisonnement est le suivant : « Si les gens ne veulent pas faire attention à ce qu’ils mangent, fument ou boivent, après tout, on ne voit pas pourquoi on les plaindrait. Et on ne voit pas pourquoi on les aiderait, ni même pourquoi on les soignerait gratuitement. »
Évidemment, ce raisonnement ne peut nous satisfaire. Pour n’évoquer que l’obésité, avant de renvoyer les personnes concernées à leur hygiène alimentaire, ne faut-il pas s’assurer que tous les autres facteurs (génétiques par exemple) ont bien été dépistés ? Est-on certain que ce dépistage est concentré sur les populations où la prévalence est la plus forte ? Ne faut-il pas également s’assurer que l’accès à des produits alimentaires en faible teneur en sucre est égal pour tous ? Ne faut-il pas travailler pour que l’information sur les risques de telle ou telle habitude alimentaire parvienne à toutes les catégories de consommateurs ?
Le renvoi à la responsabilisation individuelle n’est socialement acceptable que si tout a été fait, par ailleurs, pour traiter les causes « collectives » des inégalités dans l’accès à la santé.
Supposons cependant, qu’en dépit de tous ces freins, le choix ait été fait de porter la priorité sur l’augmentation de l’espérance de vie des CSP-. Il faut alors se mettre en situation de mobiliser les savoirs disponibles – voire d’engager les recherches -pour identifier les leviers d’action.
On sait, depuis les hygiénistes du XIX ème siècle, – et c’est encore vrai aujourd’hui – que l’amélioration des conditions de vie a plus d’influence sur l’espérance de vie que les progrès de la médecine. Par conditions de vie, on entend notamment : le logement, les conditions de travail, l’environnement …
On mesure l’ampleur des problèmes qui se posent aux acteurs économiques concernés. Peut-on espérer que le calcul d’utilité (ou la bienveillance) d’un industriel ou d’un bailleur suffise à le pousser à financer la recherche sur les dégâts de l’amiante ? Peut-on espérer qu’une fois ces dégâts documentés, ce même industriel revoie ses modes de production, que ce bailleur rénove totalement ses immeubles, sans injonction externe ? Parmi ces injonctions, relevons que la pression des scientifiques n’est efficace que pour autant que leurs mises en garde sont portées à la connaissance des populations.
Qui organise l’égale diffusion de cette information, dont il faut rappeler que pour les libéraux elle est la condition d’un marché efficient ?
Le coronavirus fournit une autre illustration des inégalités sanitaires. Il nous rappelle brutalement que certaines catégories de populations sont plus exposées que d’autres à des crises de santé publique externes à leur condition : à New York, dans certains départements de l’Île de France, il est patent que les zones les plus défavorisées sont les plus frappées. Ceci était déjà vrai pour la peste, et, plus près de nous, pour la rougeole. De ce fait, les obligations de vaccination comme de confinement sont non seulement des actes sanitaires mais également des actes de solidarité.
Le développement de politiques de santé publique qui s’attaquent à ces inégalités profite à l’ensemble des citoyens : en limitant les pandémies ; en réduisant les coûts du système de santé, mais aussi parce que personne ne peut savoir s’il ne sera pas un jour concerné. C’est toute la mission de la protection sociale universelle : organiser les solidarités collectives, choisies et conçues démocratiquement, indispensables à la cohésion de nos sociétés démocratiques.
Peut-on imaginer que les seuls leviers d’action soient des incitations non contraignantes en direction des acteurs privés spontanément régulés par la loi de l’offre et de la demande ? Peut-on se contenter d’espérer de la bienveillance philanthropique des plus riches ?
Pour la Mutuelle Les Solidaires, l’État est un des acteurs incontournables. Mais il ne doit être qu’un instrument au service de politiques décidées démocratiquement. Or, aujourd’hui, la démocratie représentative censée le piloter et le contrôler semble avoir atteint ses limites ; tout comme elle semble impuissante à contrôler les grands groupes privés mondialisés.
Une nouvelle forme de démocratie que nous qualifions – pour aller vite – de délibérative » est à investiguer qui doit « embarquer » l’ensemble de la société en évitant que certains monopolisent la parole. Mais les institutions et les lieux de cette démocratie, externes à l’État et au marché, restent, en grande partie à réinventer.
En matière de santé – mais ceci vaut pour bon nombre d’autres domaines – cette réinvention aurait plusieurs vertus. Elle permettrait de faire émerger des besoins, des situations que les normes étatiques et/ou les échanges marchands ignorent. Elle éviterait les tentations technocratiques de ne soigner qu’en moyenne. Elle favoriserait l’éducation des populations par la discussion et nous réaffirmons qu’en matière de santé cette éducation est primordiale. Elle permettrait de dégager des consensus qui concourraient à l’acceptabilité des décisions (cf. l’expérience des révisions constitutionnelles en Irlande avec des conventions citoyennes) et donc à leur applicabilité. Et enfin cette démarche « ferait société » en suscitant des dynamiques collectives actives qui seraient porteuses de bénéfices au-delà de leur objet même (sur ce thème, il serait nécessaire de développer plus largement mais ce n’est pas l’objet ici : on pourra utilement se reporter aux travaux de Jean-Louis Laville sur les associations).
CONCLUSION
L’exigence – philosophique, scientifique et démocratique – dans l’approche des questions de santé est applicable à d’autres domaines, dont certains sont évoqués ci-dessus : le rapport à la nourriture et donc à l’agriculture, la consommation des biens, la valorisation des services aux personnes, l’éducation, la mobilité, le logement …
Ouvrir, collectivement, ces questionnements est la condition d’une revitalisation de la démocratie et du vivre ensemble. Il est, selon nous, utopique et irresponsable de se réfugier derrière la magie du marché pour les évacuer.
Nous ne prétendons pas que nos réponses soient les seules possibles. En revanche, nous prétendons que les questionnements qui les suscitent sont incontournables (1).
Nous sommes à l’écoute de démonstrations contre-argumentées, avec une seule exigence méthodologique : ne pas renvoyer à l’État ou dans les nuages les questions sans réponse. C’est précisément dans les espaces de ces non- réponses que prospèrent les pires populismes.
- Nous ne prétendons pas non plus, avoir soulevé toutes les questions, loin de là. Pour n’en prendre qu’une seule que le coronavirus a mises en évidence : comment se fait-il que le marché de l’emploi valorise cent, deux cents, trois cent fois plus le métier d’un trader que celui d’un aide-soignant ? La question de l’utilité sociale des professions de soin ne mérite-t-elle pas d’être ouverte ?