Article paru dans Le Monde le 23 juillet 2024 dans le podcast Chaleur humaine. https://podcasts.lemonde.fr/chaleur-humaine
Face aux enjeux climatiques, il convient de mieux intégrer les citoyens à la prise de décision, plaide la politiste Hélène Landemore dans cet épisode de notre podcast « Chaleur humaine ». Selon elle, si on leur donnait les moyens de participer à la transition, beaucoup seraient partants.
ENTRETIEN
Pour faire face à la crise climatique, gouvernements et élus font face à une avalanche de décisions à prendre. Adapter les territoires aux températures qui augmentent, financer des politiques climatiques, renoncer à certaines pratiques, transformer le marché du travail ; dans cette transition, la trajectoire est semée d’embûches. Quand les décisions prises paraissent injustes ou mal comprises par une partie de la population, cela provoque des réactions fortes, comme le montre la mobilisation des « gilets jaunes » contre l’augmentation de la taxe carbone à l’hiver 2018, ou plus récemment les réticences face au « zéro artificialisation nette ». La France a bénéficié d’une expérience rare en matière démocratique, avec la mise en place en 2020 d’une convention citoyenne pour le climat qui a rendu 149 propositions au président de la République. Mais cette aventure est restée inachevée, les idées défendues par la convention ayant été largement amoindries par le Parlement.
Notre système démocratique est-il compatible avec l’urgence climatique ? L’expérience de la convention citoyenne pour le climat doit-elle être considérée comme un modèle à suivre ou comme un échec cuisant ? De quels exemples peut-on s’inspirer pour faire progresser de front la démocratie et le climat ? La professeure de sciences politiques à l’université Yale (Etats-Unis) Hélène Landemore apporte des éléments de réponse dans cet épisode du podcast « Chaleur humaine », diffusé le 28 mars 2023 sur le site du Monde.
En France, dans les enquêtes d’opinion, on voit que le climat fait partie des principales préoccupations. Pour autant, ça ne se traduit pas nécessairement ni dans les programmes des candidats aux élections ni dans le résultat des votes. Pourquoi ?
L’expérience de la convention climat a été soutenue par une majorité dans l’opinion, quelles que soient ses propositions structurantes, même pour celles qui me paraissaient les plus coercitives, comme la rénovation globale obligatoire de toutes les habitations, bâtiments publics et privés, d’ici à 2040. Il y avait un soutien de la part de 75 % de la population ! Or, on voit que ce n’est pas du tout reflété dans la loi Climat et résilience, qui est pourtant la loi qui est sortie sur la base des recommandations de la convention. Je pense qu’il y a vraiment un décalage entre ce que les gens veulent fondamentalement et ce qu’ils obtiennent par le biais de la démocratie électorale.
«DEPUIS DES ANNÉES, LE TAUX D’APPROBATION DES ÉLUS DANS L’ENSEMBLE DES DÉMOCRATIES OCCIDENTALES EST EXTRÊMEMENT BAS»
Les politiques n’appliquent donc pas ce que veulent les citoyens ?
Oui. Je pense que notre conception de la démocratie comme étant « les responsables politiques sont censés répondre à la demande des majorités » ne correspond pas à la réalité. Martin Gilens et Benjamin Page, des politologues américains, ont fait une étude de la correspondance entre ce que veulent les majorités aux Etats-Unis et ce qu’elles obtiennent dans le domaine des politiques publiques. Ce qu’ils observent sur plusieurs décennies, c’est qu’il n’y a pas de corrélation entre ce que les majorités veulent et ce qu’elles obtiennent, une fois qu’on a pris en compte les préférences des 10 % les plus riches. Cela suggère que les majorités n’ont pas d’influence causale. Que ce qui détermine les politiques publiques et les lois aux Etats-Unis, ce sont les préférences des 10 % les plus riches.
Mais ce raisonnement a-t-il du sens dans un contexte européen ?
J’ai longtemps pensé que non, que c’était une aberration américaine, mais il y a des chercheurs européens qui ont utilisé la même méthodologie en Allemagne, et ils ont trouvé le même résultat. Là encore, les classes moyennes et populaires ne semblent pas avoir d’influence causale sur les politiques publiques. C’est vraiment effrayant. Un travail assez proche a été conduit en Norvège, et là, il s’avère que ce ne sont pas les plus riches qui décident, ce sont surtout les classes les plus éduquées. C’est sans doute un peu mieux, mais, ici encore, est-ce qu’il s’agit de démocratie quand ce sont des minorités économiques ou éduquées qui décident ?
Cette vision ne risque-t-elle pas d’amener à une critique caricaturale du système représentatif, et donc à un désintérêt pour les élections ?
C’est vrai que cette vision peut avoir une implication un peu populiste, c’est le danger. Mais en même temps, s’il est démontré qu’un système électoral a des conséquences ploutocratiques systématiques, il va falloir qu’on se pose la question : vit-on vraiment dans des démocraties ? Je défends maintenant la thèse un peu radicale – et peut-être même un petit peu populiste, selon certains – qu’au fond c’est le système électoral qui conduit à ces conséquences, que ce n’est pas un accident.
Aristote, Montesquieu, Rousseau, et récemment Bernard Manin en France, l’évoquaient déjà, sans forcément en tirer les mêmes conclusions. Ils disent que l’élection est un mode de sélection oligarchique qui permet d’identifier les notables, et qu’on envoie au pouvoir toujours les mêmes, c’est-à-dire les membres des classes supérieures. En soi, ce n’est pas forcément mauvais, les gens qui sont sélectionnés sont souvent très compétents, mais c’est juste que l’homogénéité de leur groupe fait qu’ils ne voient, comprennent et ne s’intéressent qu’aux problèmes des gens qui leur ressemblent. Et même quand ils s’intéressent aux problèmes des classes populaires, ils ne comprennent pas forcément ce dont elles ont besoin. Le risque, c’est une déperdition d’intelligence collective.
Mais on pourrait aussi penser qu’il y a des gens qui sont mieux informés sur les sujets. Par exemple, pour le climat, afin d’arriver à nos objectifs, n’est-ce pas une bonne chose de confier cette mission à des élus qui sont capables de comprendre ces enjeux complexes ?
C’est une intuition qu’on partage tous, nous sommes tous un peu élitistes en quelque sorte. Sauf qu’en pratique ce n’est pas ce qu’on observe ! Ce qui me frappe, c’est que la convention climat, qui était composée de gens tirés au sort, a fait des propositions bien plus radicales que ce que n’a jamais fait le Parlement français. Il y a deux explications possibles. On peut dire que c’est une question cognitive, mais ce serait surprenant que le Parlement, avec tous ces élus éduqués, ne voie pas le problème. Ou alors, il y a une explication plausible, celle des conflits d’intérêts. Les citoyens tirés au sort ne sont pas financés par qui que ce soit, ils n’ont finalement de comptes à rendre qu’à leurs pairs et à leur conscience, alors que pour les élus ce n’est pas facile de s’aliéner les lobbys.
Et puis ce n’est pas forcément en étant très éduqué que l’on trouve les bonnes réponses. Par exemple, en 2018, le gouvernement a pensé qu’un geste technique allait répondre aux problèmes écologiques en se disant qu’il allait financer la transition écologique avec une taxe carbone. Résultat, le mouvement des «gilets jaunes» a fait surface. Le gouvernement n’avait pas du tout anticipé l’impact sur les classes moyennes et populaires périurbaines de cette augmentation des coûts à la pompe tous les mois.
Cette critique du système représentatif ne risque-t-elle pas d’alimenter l’idée que seul un régime autoritaire peut résoudre les enjeux climatiques ?
Je ne nie pas que les idées sont dangereuses et que la critique du système peut être dangereuse, mais je ne me contente pas de la critique, j’offre des solutions qui me paraissent plus démocratiques. Il ne faut pas s’arrêter à la vision de la démocratie électorale, qui, en fait, n’est pas si ancienne que ça. Je pense qu’on peut essayer d’envisager des réformes qui donneraient plus de poids aux citoyens ordinaires, qui ont une expertise d’usage qui n’est pas prise en compte au niveau des politiques publiques. Ce que j’essaie de faire, c’est de nous inviter à reprendre ce terme de démocratie et de se demander si vraiment on a trouvé le cadre idéal – et je pense que ce n’est pas le cas.
Mais les plus fortunés ne seront pas forcément les plus perdants, on peut penser aux emplois menacés dans d’autres secteurs, comme le ski ou la pétrochimie…
Absolument, mais la convention climat a aussi montré que les gens sont capables de penser au-delà de leur intérêt économique étroit. Si on leur donnait les moyens de participer à la transition, avec un système juste dans lequel ils seraient en partie compensés pour la perte de salaire ou la formation, beaucoup de citoyens seraient partants ! Une minorité serait peut-être réfractaire mais, quand on leur donne l’occasion de s’exprimer, ils en ont plutôt envie.
D’ailleurs, c’est intéressant de voir que, parmi les participants à la convention climat, beaucoup ont radicalement changé leur mode de vie, certains ont quitté leur métier, d’autres sont partis faire autre chose de plus compatible avec leurs convictions écologiques. Si on pense la démocratie sur un mode plus diversifié, notamment sur la base du tirage au sort, sur la base de la délibération et de l’intelligence collective, cela ouvre de nouvelles possibilités. Je ne dis pas que c’est la panacée ou que c’est simple, mais il faut bien commencer quelque part !
La convention citoyenne pour le climat avait pour mission de trouver des solutions pour faire baisser les émissions de la France dans un esprit de justice sociale. Finalement, de nombreuses propositions n’ont pas été reprises ou ont été amoindries dans la loi. Vous trouvez pourtant que cette expérience était un succès démocratique. Pourquoi ?
C’est une avancée historique parce que c’est la première fois qu’on a donné aux citoyens le rôle de quasi-législateurs. Ce que Macron leur demandait était énorme. Au début, j’étais même sceptique, je ne pensais pas qu’ils étaient capables de le faire. Il leur a demandé, sur un sujet technique avec des dimensions très complexes, de faire des propositions de loi, en coconstruction avec des experts, des juristes, et il a promis de les appliquer soit directement, soit en passant par le Parlement, soit par référendum. Par conséquent, le Parlement a vécu cette situation comme une compétition. D’une certaine manière, cette convention citoyenne est l’assemblée à qui on a donné le plus de pouvoir jusqu’ici. Alors, évidemment, les promesses n’ont pas été tenues, malheureusement.
LE PROFIL
Hélène Landemore Professeure de théorie politique à l’université de Yale (Etats-Unis), elle a suivi de près les travaux de la convention citoyenne pour le climat en2020 et le processus constituant en Islande. Ses recherches portent sur les processus constitutionnels, la théorie démocratique et la démocratie en milieu professionnel. Elle est l’autrice d’Open Democracy: Reinventing Popular Ru le for the Twenty-First Century (Princeton University Press, non traduit). Elle a codirigé le numéro
de la revue Participations intitulé « Les assemblées citoyennes, une nouvelle forme de représentation démocratique ? »
Le podcast est très intéressant. Il relativise les débats franco-français sur la démocratie citoyenne et il incite à continuer dans cette voie.
C’est vrai pour les gouvernants comme pour les corps intermédiaires.
Contre les populismes, la démocratie délibérative !!!