Et si le monde « d’après » était celui « de pendant » ?
Un phénomène relativement passé inaperçu dans cette crise est celui de la formidable capacité d’innovation « à la base » dont ont fait preuve les acteurs en première ligne, mais pas seulement.
Réorganisation rapide des capacités d’accueil en réanimation dans les hôpitaux, éducation à distance par les enseignants, capacité des gens à transformer leur espace privé en espace de travail, discipline dans les multiples réunions à distance, réorganisation des circulations dans les commerces restés ouverts … Et j’en oublie certainement des autant, voire plus signifiantes.
Je lance un appel aux sociologues pour qu’ils travaillent sur les questions majeures que révèlent ces initiatives.
J’en évoque quelques-unes, là encore, sans prétention à l’exhaustivité.
Comment se fait-il que cette innovation se soit développée dans des fonctions publiques que l’on présente souvent comme sclérosées (par l’Etat pour les uns, par le manque de moyens pour les autres ?) Comment se fait-il que cette innovation ait été le fait d’agents de l’Etat que l’on disait démotivés, passifs, voire réactionnaires (au sens de refus de tout changement) ? Comment se fait-il que les associations (petites ou grandes) aient réussi à maintenir – difficilement – leurs actions de solidarité de terrain sans conséquences épidémiologiques majeures ? Comment se fait-il que les maires de toutes les communes (y compris les plus petites que l’on dit inutiles) aient su trouver les mots et les moyens pour rassurer les populations autant que faire se peut ?
Comment se fait-il que tout ce travail, toute cette mobilisation de l’ombre, toute cette capacité d’innovation soit ignorée ?
Et si nous profitions de de toutes ces initiatives pour imaginer une grande loi sur l’innovation sociale ???
Comment se fait-il que cette innovation ait échappé à l’Etat lui-même qui, pour une fois, a souvent renoncé à normer, normaliser, freiner, dépassé qu’il était par son impréparation ?
Comment se fait-il que des salariés – le plus souvent mal payés, peu considérés – aient pu, en respectant les gestes barrières, nous approvisionner dans les supermarchés, ramasser nos ordures … ?
Comment se fait-il que cette formidable capacité de mobilisation, de réinvention – comme on dit aujourd’hui à la fois justement et souvent théoriquement – se soit produite dans un pays de râleurs, qui refusent toujours tout, qui ne sont jamais contents … ?
Avant même les enseignements des sociologues, qui j’espère ne manqueront de venir, je vais me risquer à quelques hypothèses totalement de parti pris, en faisant parler – abusivement, j’en convient – un acteur théorique :
- Pour une fois qu’on peut faire des trucs sans avoir à demander dix mille autorisations allons-y !
- Pour une fois qu’on nous demande des trucs utiles aux gens au lieu de nous ensevelir de normes à la con, allons-y !
- Pour une fois que l’on reconnaît que l’on est utile aux gens, qu’on le lit dans leurs yeux, qu’on l’entend dans leurs voix, sans avoir à subir les résultats de questionnaires de satisfaction de la direction, allons-y !
En bref, pendant cette courte période, le sens de mon travail ne souffre pas de questionnement.
- Je suis utile aux autres.
- Je suis fier de moi.
- Je suis respecté.
- Je compte pour quelque chose.
- J’ai mon mot à dire sur la façon d’être utile
Il me semble que l’Etat employeur, l’Etat technocratique et normalisateur doit s’interroger.
Mais ne lui jetons pas seulement des pierres : l’Etat, garant de la cohésion sociale et des droits sociaux, a su très vite prendre des mesures des protection (chômage partiel notamment …) qui ont rassuré les gens sur son engagement à leurs côtés.
N’en déplaise aux néolibéraux : l’Etat a fait le job et il ne s’est pas passé ce qu’ils prédisaient qu’il aurait dû se passer : des gens passifs, inertes, qui préféreraient l’assistance à la mobilisation. Pourquoi cela : parce que les gens ont eu envie de jouer collectif ! Et que l’Etat soit là pour dire « on est avec vous ! » a créé, quoiqu’on en pense, les conditions propices à cette mobilisation.
Un mot aussi sur tous les conservateurs qui ont continué à raisonner avec les mêmes réflexes qu’avant : quelques medef (et non des moindres), quelques syndicalistes et tous ceux (y compris dans notre univers ESS) qui croient l’occasion venue de faire valoir leurs idées d’avant sans faire l’effort de les repenser.
Un mot sur les multiples autorités de régulation – toujours à l’œuvre comme si rien ne se passait, et nous qui bossons dans l’assurance nous le sentons – : elles devraient rapidement repenser leur raison d’être (en liaison directe avec les régulateurs européens) pour travailler sur les « vrais risques » et sur des régulations repensées au bénéfice des acteurs utiles.
Bref, pour conclure, cette mobilisation, cette capacité d’innovation, collective, par les gens eux-mêmes, mérite d’être comprise et valorisée pour penser le monde d’après !
Par Christian Oyarbide