Comme nous le savons tous, il n’y a de régulation légitime qu’au nom de l’intérêt général. Et les Néolibéraux, surtout les politiquement corrects, utilisent la notion d’intérêt général à tout bout de champ.
Ce qui peut paraître paradoxal puisque pour eux, en principe, le marché se charge « naturellement » de reconstruire les équilibres perturbés par les crises.
Cette conception trouve sa traduction dans le langage de « l’assurance » : ce n’est qu’au nom de « la protection du consommateur » que s’opère la régulation, et le moyen pour l’obtenir est principalement concentré dans la solidité financière des institutions. En assurance, dorénavant, pour bien protéger le consommateur, il faut être riche.
Et on a créé des Autorités « indépendantes » pour édicter des règles et les faire respecter.
Cette conception n’a été appliquée en France au secteur de la santé que relativement récemment, (discutée au niveau européen à partir de 1992, légalisée en France en 1985, puis 2001, et mise en œuvre depuis 2016). Ce long processus est totalement passé inaperçu des consommateurs.
Jusqu’en 2001, dans la santé, on se référait à une conception mutualiste de la couverture des risques. Même les Néolibéraux, dans leur réécriture de l’histoire, ne peuvent faire l’impasse sur cette réalité.
Ainsi, l’article récent du jeune expert mondial de l’assurance, Erwann Michel-Kerjan in Le Monde daté du vendredi 24/04/2020 :
« Historiquement, deux fondements ont présidé à l’assurance moderne. Le premier s’appuie sur l’idée du secours mutuel et a été notamment développé au XIX ème siècle dans des communautés ouvrières britanniques. C’est l’idée d’écrêtement des charges trop lourdes et de solidarité qui fonde le principe de mutualisation des risques, à savoir un transfert redistributif des risques au sein d’une population. Cette mutualisation, apparue dès l’Antiquité, est plus que jamais d’actualité face à l’ampleur des aléas auxquels nous sommes confrontés. Parallèlement, l’assurance trouve son autre fondement dans la couverture du risque singulier, à travers le transport maritime de marchandises et son développement au XVI ème siècle. Pour éviter à l’affréteur une trop lourde perte s’il devait l’assumer seul, le risque (naufrage, pirates) était souscrit par un grand nombre de parties prenantes. Ainsi sont nés les Lloyd’s, à Londres, en 1686, et l’assurance de marché.
Cette ambivalence de l’assurance demeure. D’une part, l’assurance est par nature individualiste : il s’agit de se protéger soi-même ou son organisation contre un aléa en échange du paiement d’une prime et indépendamment des risques encourus par les autres assurés. D’autre part, l’assurance est collective lorsqu’il est nécessaire de protéger l’ensemble d’une communauté. »
L’ambivalence du terme « mutualisation » permet de couvrir des réalités distinctes, d’un côté une technique, de l’autre une réalité sociale ; le recours à la notion de communauté confond d’un côté un mouvement volontaire de populations qui décident d’organiser leur protection sociale, de l’autre des sociétés de capitaux qui ont l’ambition de faire un profit sur ce marché et enfin l’État qui occupe une fonction redistributive.
Ce que ne dit pas cet expert, c’est que l’une et l’autre répondent à des logiques différentes, voire inverses : (l’une solvabilise le risque et accumule des capitaux pour l’assurer, l’autre est destinée à agir sur le risque et fonctionne d’abord sur le principe de la répartition), que leur gouvernance est différente, dans l’une, (un investisseur assure le risque, dans l’autre les assurés se co-assurent), et qu’au travers du terme collectif, il y a une différence fondamentale entre l’État, (auquel il est fait allusion ici ), et l’engagement volontaire des mutualistes du XIXème, du XXème, voire du XXIème siècle, (au moins, pour ce qu’il en reste).
Notons au passage que c’est aussi un des travers récurrents de ces raisonnements que de vouloir construire et faire croire à des histoires universelles qui permettent de gommer tout débat.
Revenons à notre pandémie. De catastrophe sanitaire, elle s’est transformée en catastrophe économique.
Naturellement, et à juste titre, les consommateurs exigent que quelqu’un paie, l’État bien sûr, mais aussi les assureurs. On ne peut pas avoir pendant des années vanté les mérites, les vertus, l’efficacité d’une société assurantielle et se défiler lorsqu’il faut assumer ses responsabilités.
Quelle différence existe-t-il entre un risque de catastrophe naturelle et une pandémie ? Incompréhensible ! Il faut payer, l’absence de solidarité serait incompréhensible par les « assurés ».
Pour les assureurs, la menace est réelle, mais elle est beaucoup plus identitaire qu’économique : le secteur de l’assurance a mis des dizaines d’années pour redorer son blason, pour passer d’une image négative (on paye mais on n’est jamais remboursé), à une image plus positive.
Même son intervention dans le secteur de la santé a participé à cette campagne de légitimation.
En France, au cours des années 70/80, le secteur de l’assurance a entrepris un vaste plan d’actions (Rapports Gisserot et Lenhart) afin d’être légitime à intervenir dans le champ de la couverture des frais de santé dont la rentabilité est pourtant très faible, mais dont l’image est particulièrement positive.
Toutes ces années d’effort seraient menacées ? Le risque est réel. D’où la nécessité d’agir, et d’agir vite.
Pourtant, un obstacle de taille se présente face à cette nécessité « morale » et politique.
Qui dit régulation dit règles. Le système de règles d’abord financières mis en place par les assureurs et les états européens, ne permet pas de rembourser une assurance qui n’a pas été souscrite.
Comme l’indiquait plus haut notre expert, l’assurance est d’abord un contrat, (à l’inverse de la mutualité, d’ailleurs), qui met en face d’une prime à payer une liste limitée de garanties.
C’est sur cette base qu’ensuite est construite une architecture financière : pour rester solide financièrement, l’assurance doit rester rentable, et interdit de payer sans « raison » et le régulateur veille aux équilibres financiers.
Ce fut la première réaction des assureurs dans cette crise. Il ne faudra jamais l’oublier. Et, aujourd’hui encore, la cacophonie se poursuit au sein du monde de l’assurance.
L’inconvénient des constructions financières c’est qu’elles sont difficilement compréhensibles par le commun des mortels. Et la vox populi n’en démord pas : les assureurs se sont enrichis pendant des années sur le dos des assurés, il serait temps de renvoyer l’ascenseur et de payer.
Même le Président s’en est mêlé. Vous devez être solidaires ! J’y veillerai personnellement.
Très vite, les assureurs se sont repris. Ils avaient déjà compris : être solidaires, et surtout ne pas donner une mauvaise image du secteur.
Dans ce moment d’extrême sensibilité, ils jouaient gros, très gros.
Ainsi est fait un apport de 500 M€ pour prendre en charge un risque économique lié à la crise sanitaire et qui n’est pas assuré : le risque de perte d’exploitation en cas de catastrophe sanitaire. Ce qui n’est prévu ni par les contrats, ni par la réglementation, ni par le régulateur.
La question n’est pas de savoir si c’est bien ou mal. Et ce serait plutôt bien pour ceux qui vont en bénéficier.
La première conclusion est de dire que ce système de normes, de règles financières, de contrôles, d’une extraordinaire rigueur, d’une méticulosité sans faille, peut voler en éclat sous la pression à la fois du politique, mais aussi de l’intérêt de place, de l’intérêt supérieur de « la légitimité » des assureurs.
Les assureurs sont solidaires ! Solidaires ! Solidaires !!!!! A la demande des populations, à la demande de l’État, … lorsque leur image est en cause.
Mais la deuxième conclusion est plus révélatrice du système absurde dans lequel nous nous trouvons.
Peut-on imaginer, forts de cette expérience, une évolution du secteur qui se fixerait comme objectif par exemple d’anticiper les crises pandémiques, d’en « préparer » la gestion des conséquences comme le propose Andrew Lakoff ?
Non, la solution proposée par les meilleurs défenseurs de l’assurance est d’immédiatement créer un nouveau risque, celui de catastrophe sanitaire ou de pandémie qui fonctionnerait comme le risque de catastrophe naturelle.
Non, il n’est pas question de contrepartie, comme le dit notre expert. Il faut combiner la responsabilité collective et le contrat : et la meilleure solution, c’est la création d’un nouveau risque. Certes, c’est de l’assurance bien sûr, donc une construction financière, mais c’est une construction qui a l’apparence de la solidarité.
Ce qui veut dire que les gens paient des primes, (qui seront obligatoires), pendant longtemps, (les pandémies n’arrivent pas tous les jours), les assureurs accumulent ces fonds, les placent, paient quand il le faut, mais jusqu’à un certain point, après c’est de la responsabilité de l’État.
Car en ce domaine la notion de risque reste un concept. Cette « rassurance » collective et solidaire ne peut exister que s’il n’y a pas de risque, et donc que si le risque est garanti par l’État, ce qui s’appelle « un excédent de pertes » couvert par l’État.
Mais pas d’inquiétude, le Cercle des Économistes est d’accord, il faut recréer de la confiance, c’est la première nécessité. Et ainsi est créé immédiatement un groupe de travail avec Bercy qui va plancher sur la création d’un nouveau secteur financier financé par ceux qui ont souffert de la pandémie ou qui en souffriront peut-être encore, on ne sait quand.
Alors, maintenant, ne serait-il pas temps de rediscuter de la légitimité du secteur de l’assurance ? De profiter de cette crise pour s’opposer à cette vision financière, de marché, à cette conception « individualiste » de l’assurance ; d’y opposer une conception réellement collective, sociale, non lucrative, soucieuse réellement de l’intérêt général et qui se fixerait pour ambition d’entraîner les populations dans un vaste mouvement de réflexion et d’action sur l’humanisation de nos sociétés, y compris en cas de crise sanitaire majeure ? Sortir de la société assurantielle en quelque sorte ?
Par Jean Sammut.
Les contrats collectifs d’entreprises à l’épreuve de la crise sanitaire
Si le taux de chômage passe à 20% comme certaines estimations le laissent entendre (quand ce n’est pas davantage), notre système de protection sociale complémentaire sera confronté à un nouveau défi.
En effet, les contrats collectifs prévoient la mise en place d’un mécanisme de portabilité qui garantit aux personnes qui quittent l’entreprise avec une ouverture de droits au chômage de pouvoir bénéficier gratuitement de leur complémentaire santé durant un an.
Si les mutuelles seront en capacité d’absorber un tel choc, en puisant dans leurs fonds propres, les mécanismes financiers en place les obligeront à les reconstituer à court ou moyen terme. Et comme il apparaît peu probable que les entreprises acceptent une augmentation des cotisations de l’ordre de 15%, il y a fort à parier que ce sont les autres adhérents des mutuelles qui devront mettre la main à la poche. Et qui sont ces autres adhérents, si ce n’est les chômeurs (qui ne bénéficient pas de la CSS), les étudiants, les TNS et surtout les retraités.
C’est donc le monde à l’envers, ce sont les plus fragiles qui vont devoir contribuer aux mécanismes de solidarité en assumant une partie du coût des actifs, et donc les mieux portants, pour équilibrer le dispositif.
Mais ce ne serait rien si les mécanismes de solidarité ne fonctionnaient pas déjà à l’envers. Dans un système vertueux, ce sont les actifs et bien portants qui payent plus qu’ils ne consomment, afin de permettre aux plus âgés et moins bien portants de pouvoir accéder à une couverture de qualité à un prix raisonnable. Ces dernières années, nous avons vu se mettre en place, puis se généraliser, les contrats collectifs dans les entreprises. Les actifs se retrouvent alors à se mutualiser entre eux, laissant les retraités (pour l’essentiel) se mutualiser entre eux. Malheureusement, cela ne peut qu’entraîner une hausse significative de la cotisation des retraités. Et nous l’avons déjà douloureusement constaté.
Non content de se mutualiser entre eux, les actifs bénéficient d’une participation de leur employeur à hauteur de 50% de la cotisation, quand les retraités et les chômeurs n’y ont pas droit. Et pire encore, les contrats collectifs trouvent encore le moyen d’être déficitaires. Le rapport de la DREES de 2018 est explicite à ce sujet. Depuis 2011, les contrats collectifs sont techniquement en moyenne déficitaires, « ce qui contraint les organismes à compenser ce déficit technique par des produits financiers afin de maintenir leur rentabilité globale » (ACPR, 2016). Les contrats collectifs sont déficitaires de l’ordre de -3,2 % des cotisations tandis qu’à l’inverse, les contrats individuels continuent à dégager en moyenne des excédents de l’ordre de 5,3 % des cotisations.
Et comme ce ne sont plus les résultats financiers qui permettent de compenser les pertes liées aux contrats collectifs, qui compense les pertes ?
Alors imaginez le montant de la facture avec 20% de chômage, soit 10% de la population qui ne paye plus de cotisation mais qui continue à se faire soigner et rembourser ses soins. Autant que les plus fragiles seront appelés à compenser. Le monde à l’envers nous disions précédemment. Absurde devrions nous dire.
Les contrats collectifs contribuent à segmenter le marché, l’inverse de la mutualisation. La mutualisation voudrait que tout le monde, actifs/non actifs/retraités, jeunes/moins jeunes/retraités, bien portants/mal portants accèdent aux mêmes contrats, aux mêmes garanties, avec une cotisation assise sur l’âge (uniquement) avec un transfert de solidarité intergénérationnel. Cela existe d’ailleurs dans la fonction publique territoriale et cela s’appelle les contrats labellisés.
Conscients que la participation de l’employeur représente un avantage non négligeable pour les salariés, il suffit de décréter que les employeurs devront participer à hauteur de 50% d’un contrat labellisé (respectant donc le contrat responsable, le 100% Santé et les mécanismes de solidarité intergénérationnelle).
Cela ôtera aux employeurs toute la mise en place et le suivi d’un contrat collectif avec tous les risques juridiques qui y sont liés. Cela permettra à chaque salarié de souscrire le niveau de couverture qui lui convient, sans avoir besoin de recourir à des surcomplémentaires onéreuses tout en conservant ses avantages acquis.
Bref, il s’agit de revenir aux fondements de la mutualisation en supprimant toute segmentation, avec la mise en place de chèque-santé. Je partage donc l’analyse de Jean Sammut dans Le risque pandémie, première nécessité ? Ou belle opportunité ? sur le fait qu’il serait temps de profiter de cette crise pour s’opposer à cette vision financière, de marché, à cette conception « individualiste » de l’assurance ; d’y opposer une conception réellement collective, sociale, non lucrative, soucieuse réellement de l’intérêt général et qui se fixerait pour ambition d’entraîner les populations dans un vaste mouvement de réflexion et d’action sur l’humanisation de nos sociétés, y compris en cas de crise sanitaire majeure ? Sortir de la société assurantielle en quelque sorte ?