Article paru sur le site ISBL, le 25 mars 2024
Au long d’une longue carrière dans divers environnements j’ai croisé peu de dirigeants stratèges. D’habiles communicants, de fins managers, d’efficaces technocrates, de brillants analystes, j’en ai croisé, mais peu de stratèges.
Qu’est-ce que j’entends par « stratège » ?
J’entends le dirigeant qui a une vision de l’utilité à long terme de son organisation, qui formule des objectifs, analyse les défis, prend des risques sous le prisme de cette vision.
Parfois cette vision peut s’avérer erronée, dangereuse et l’entreprise disparaît. Dans d’autres cas l’entreprise mute, dans d’autres encore elle s’adapte en restant sur ses fondamentaux, dans d‘autres enfin le dirigeant propose de partir à la conquête de nouveaux territoires. Sur ce plan, l’exemple le plus emblématique aujourd’hui est celui des acteurs privés de la conquête spatiale dont certains proposent de créer des marchés sélènes (exploitation de la lune).
Dans tous les cas, il y a cette volonté de ne pas subir, de ne pas se contenter de céder aux injonctions, d’avoir prise sur le cours des choses.
Mais, j’ai aussi croisé beaucoup d’entreprises qui survivaient très bien sous l’égide d’un dirigeant non-stratège.
Pour les sociétés de capitaux, dans ce cas, il suffit (si je puis dire) de délivrer aux actionnaires et aux marchés la performance attendue sur les dividendes et le cours de l’action. Et, en période d’incertitude, de placer cette performance sous la bannière de la réduction des coûts, de la suppression des activités non rentables. Ce faisant, le dirigeant remplit les cases de sa feuille de route puisqu’au fond l’indicateur ultime d’appréciation de son action est le ROE (return on equity) ou en français le rendement sur fonds propres investis.
Pour les acteurs de l’ESS, l’absence de vision est, en revanche, consubstantiellement mortifère.
En effet, la notion de ROI n’a pas de sens, même s’il m’est arrivé d’entendre des dirigeants mutualistes (et peut-être ai-je parfois moi-même cédé à cette tentation), apprécier le niveau de leur résultat au regard de la rentabilité sur les fonds propres accumulés par l’organisation.
Cependant, ce travers reste limité : l’indicateur est peu opérant puisque personne ne challenge le dirigeant sur celui-ci. En l’absence de vision, le critère d’efficacité le plus couramment utilisé dans l’ESS est la croissance : gain de nouveaux marchés, de nouveaux clients, absorption de concurrents etc. La compétition dans la course à la taille est le terrain privilégié de mesure de l’utilité des structures de l’ESS, qu’elles soient commerciales ou non.
Bien entendu, je simplifie : on voit apparaître, dans l’ESS comme ailleurs, de nouveaux critères largement portés par les défis environnementaux et les injonctions toutes récentes de durabilité dans les impacts sur la planète et les sociétés.
Le problème est : « dans l’ESS comme ailleurs ».
La capacité du capitalisme à se réformer, la capacité de l’économie de marché à solvabiliser les réparations des dégâts qu’elle produit, l’inventivité des technocraties à produire des normes de vertu, sont telles que l’ESS, sans stratèges, aura comme seul choix de faire « comme ailleurs », abandonnant ainsi toute prétention à proposer un modèle alternatif au capitalisme.
Esquissons ce que serait un dirigeant de l’ESS stratège, visionnaire, qui ne voudrait pas subir les injonctions externes, qui voudrait avoir prise sur le monde pour le transformer.
Ce dirigeant provoquerait un débat démocratique au sein de son organisation sur la définition de la mission de cette dernière. Ce débat devrait aboutir à une formulation partagée qui évite les lieux communs et les mots-valises qui émaillent généralement les raisons d’être. A titre de contrexemple citons celle d’une grande compagnie d’assurance française qui empile tous les mots bien-pensants (en italiques) : « Assureurs et investisseurs responsables animés par la vocation citoyenne de notre groupe, nous agissons avec nos partenaires pour une société inclusive et durable en apportant au plus grand nombre des solutions qui protègent et facilitent les parcours de vie.».
Je ne doute pas que ce travail de formulation, s’il est engagé et sincère, débouche sur un niveau d’exigence dans le pilotage équivalent à celui que peuvent connaître les actionnaires d’une société de capitaux.
Mais une fois cette exigence posée, il manque cruellement à l’ESS des guides pour l’action et des indicateurs de mesure de son utilité puisque les instruments qu’elle utilise ont été forgés depuis des siècles pour rendre compte aux bailleurs de fonds de sociétés commerciales (comptabilités, normes prudentielles, évaluation de valeur …)
Pour pallier cette lacune, une fois la raison d’être reformulée et débattue, sa mise en œuvre devra donc passer au tamis des valeurs de l’organisation.
Ce passage au tamis des valeurs est tout aussi essentiel que la formulation de la raison d’être : il est la condition pour une ESS démonstratrice de sa capacité à « faire économie autrement ».
Pour la mutualité que je connais le mieux, trois au moins de ces valeurs sont incontournables parce qu’inscrites dans la loi : solidarité, démocratie et transparence comme condition d’une véritable non-lucrativité. Rien n’empêche d’en rajouter évidemment. Pour d’autres formes d’organisations de l’ESS, les valeurs incontournables, guides et horizon de leur action, peuvent être différentes mais je laisserai à des gens plus experts que moi de ces structures (associatives, coopératives …) le soin de les exprimer. Notons simplement que pour les associations par exemple, la démocratie et la solidarité ne sont pas « règlementairement obligatoires » alors que les mutuelles n’ont théoriquement pas le choix.
Pour revenir à notre sujet, autant la formulation de la raison d’être doit être élaborée démocratiquement, autant l’incarnation des valeurs dans un modèle économique, confronté que l’on le veuille ou non à des contraintes de marché, de concurrence, de régulations externes, suppose au préalable une véritable vision stratégique de la part des dirigeants de l’organisation. Faute de quoi, raison d’être et valeurs seront systématiquement sacrifiés à ces contraintes et ne seront que des mots creux sans « impact » sur la marche des affaires.
Le stratège ESS n’est pas nécessairement un individu mais il peut être collectif. Pour lever immédiatement les objections managériales sur l’impossibilité de stratèges collectifs, rappelons que, pour les sociétés de capitaux, les formules à directoire proposent cette possibilité. Ce qui, dans la pratique, distingue le stratège ESS, qu’il soit collectif ou individuel, c’est qu’il s’oblige à « mettre en lumière et en débat » les déclinaisons de sa vision stratégique, les tensions que le modèle de vertu de son organisation affronte dans un système de marché compétitif et les compromis qu’il est obligé d’accepter pour survivre.
C’est précisément, au cœur de ces tensions et de ces compromis que se dévoile le dirigeant stratège de l’ESS. Faute de les formuler, en les masquant sous des rhétoriques sans impact, il est condamné à les subir et à y perdre l’âme de son organisation.
Cette brève description du dirigeant mutualiste stratège est clairement bien plus exigeante que celle du dirigeant d’une société de capitaux.
Il suppose un engagement sincère et désintéressé, une mobilisation de toute sa volonté et une humilité. Tout ceci au service d’un projet qui le dépasse.
Donner consistance à ce projet devrait contraindre les entreprises de l’ESS a un travail de formulation des indicateurs de performance stratégique de leurs organisations qui reste largement à entreprendre.
Par Christian Oyarbide, président des structures mutualistes du groupe Mutlog, vice-président de Mutuelle les Solidaires