II – Passer de l’ESS « témoin » aux « Futurs présents » ?
On peut remercier Jérôme et Jean-Philippe, en ce moment “estival”, mais néanmoins préélectoral, d’attirer l’attention des lecteurs de l’Humanité sur ce que représente l’ESS dans le quotidien de chacun de nous, jeunes, vieux, consommateurs, malades, pêcheurs, et pas seulement bretons, animaux de compagnie (même s’il n’a pas été fait mention de la SPA qui est pourtant une immense association).
Oui, l’ESS représente une part importante de l’économie de notre pays. Le lecteur de l’Humanité en est plutôt ravi, mais élevé au biberon de Hegel, Marx, Engels, Pif le Chien, Althusser, Lucien Sève et bien d’autres, il se pose rapidement la question : “mais, en fait, qu’est-ce que cela change ?”
Lui, un tenant de l’économie publique, de la non-lucrativité, (voire même de l’appropriation collective des moyens de production) n’est-il pas en train de se rassurer à bon compte ? Car, (car il y a un “ en même temps”), même s’il reste discipliné comme on le lui a appris, s’il continue de défendre les SCIC, les mutuelles, les SCOP, les Assos, donations et autres fonds de dotation… il n’est pas totalement convaincu de la justesse, de l’éthique, des valeurs, de cette ESS dans laquelle sont présents tout et son contraire.
Lui, nous, avons chacun des exemples où nous avons le sentiment de ne pas avoir trouvé notre compte dans cette ESS.
Pourquoi ce doute ? Spontanément lui vient à l’esprit les répliques de ses camarades, économistes renommés, sociaux et solidaires : « le contexte, le marché, la concurrence », et cette conclusion si habituelle qu’elle en devient définitive : « attention camarade de ne pas jeter l’enfant avec l’eau du bain ! »
D’accord, mais là où cette tribune mérite certainement d’être discutée, c’est dans l’utilisation du concept “Sévien” de “futurs présents”, dont il faut rappeler au passage que l’appellation a été protégée par la Mutuelle Les Solidaires.
La question posée par l’article est la suivante : en quoi cette ESS préfigure-elle une société meilleure, plus juste, plus égalitaire, plus solidaire, plus économe, plus fraternelle ?
Mais comme il est difficile de reprendre à l’infini le sketch des Inconnus sur les bons et les mauvais chasseurs et de l’appliquer à l’ESS, il serait nécessaire de nous interroger sur les critères qui font de cette ESS des “futurs présents”.
Loin de nous l’idée de minimiser l’importance de l’ESS mais plutôt de l’interroger (une fois de plus) sur son sens ? Là encore, il ne s’agit pas de nier ce qu’il y a de bien dans l’ESS, mais comment être crédible si « tout est dans tout ? ».
Doit-on justifier les associations de maintien à domicile qui tirent sur les salaires et dégradent les compétences et les conditions de travail de leur(es) salarié(es) ?
Doit-on gommer les pratiques bancaires d’exclusion des banque mutualistes et coopératives qui représentent 60% de l’industrie bancaire ?
Doit-on valoriser le dumping pratiqué dans les contrats collectifs par le premier groupe de protection sociale qui n’est rien moins que mutualiste ?
Doit-on supporter sans honte l’inflation des rémunérations des dirigeants de l’ESS ? … On en passe et des meilleures, plein de questions sur cette ESS rattrapée par le marché.
Toutes ces structures et bien d’autres sont mutualistes, associatives, coopératives, et se débattent pour survivre, exister, voire triompher éventuellement dans cette économie de marché ; plus, dans cette société de marché où tout est produit, marchandise, qui a gommé le gratuit, l’engagement, qui nie le combat des populations pour transformer ici et maintenant les conditions de la vie, et plus prosaïquement faire bouger les politiques publiques, qui oublie les rapports de force face aux intérêts financiers, la lutte des classes qui quoiqu’on en dise reste structurante et…
Et aussi, tout simplement qui méprise le désir très simple des populations d’améliorer les conditions de leur vie quotidienne et de leur accès à la consommation, au bien-être, au bonheur.
Sur tout cela, nous sommes bien d’accord,
Pour essayer d’y trouver un sens, il y a sans aucun doute plusieurs angles de vue, mais en tant que lecteur assidu de l’Humanité, ce qui m’importe c’est en quoi et comment ces supposés « futurs présents », décrits là, représentent un vecteur de transformation vers une société plus solidaire, plus juste, plus économe de son environnement, plus démocratique et en quoi, les lecteurs de l’Humanité doivent se ré-intéresser, y compris lors de cette campagne électorale où ils ont enfin un candidat, à ces questions.
L’abandon du concept de « dictature du prolétariat », la critique systématique du totalitarisme, du socialisme d’Etat, y compris comme étape intermédiaire du chemin vers le communisme, c’est-à-dire vers une société plus fraternelle a été essentielle, voire décisive dans la possibilité d’envisager une autre forme de voie vers le socialisme et de poser la question de quel socialisme il s’agirait.
Cette voie devait être et devenait résolument et définitivement démocratique, retrouvant ainsi les socialistes français du XIXème et la pertinence d’un réformisme, progressif ET révolutionnaire…
Mais, dans cette conception, la démocratie devient le combat, ça se construit, ça se cultive, et surtout là où ça se joue.
Si la démocratisation de l’économie et de la gestion constitue pour tous les lecteurs de l’Humanité une perspective politique majeure, qu’est-ce que cela veut dire concrètement dans ces structures de l’ESS dont il est question ? Où en est-on de la place des sociétaires, des adhérents dans les décisions des groupes bancaires ou mutualistes ? Les structures démocratiques revendiquées par les uns et par les autres ne se sont-elles pas fossilisées dans un entre-soi qui tient à distance toute remise en question ?
Certes, dans ces structures, comme dans toute la société, le poids de la technocratie est de plus en plus important, il y apparaît de plus en plus difficile de trouver des militants.
Mais en quoi ces structures de l’ESS sont-elles devenues des mouvements d’éducation populaire suscitant, cultivant l’engagement et les raisons, les finalités d’un engagement ?
Et comment affronter la complexité des problèmes d’aujourd’hui sans ce travail d’éducation démocratique au sens du partage de la connaissance et de la décision.
Comment dépasser le populisme réducteur et le mythe du « grand soir » sans ce travail sur la complexité ?
L’émergence d’une analyse des différentes formes du capitalisme (d’Etat, de Parti, sauvage, Néo-managérial, et aujourd’hui inclusif…) qui coexistent et s’affrontent aujourd’hui, repose la question de quelle société (et paradoxalement de quel capitalisme ?) veulent les communistes dans ce marché mondial qui constitue dorénavant notre environnement ? Et donc de quelle Économie Sociale et Solidaire dans ce capitalisme, voire comme une des formes de son dépassement ?
La démocratisation de la société est LA grande question et elle passe par la démocratisation de l’économie, non pas seulement comme un résultat, mais comme le moyen de cette transformation. Pour autant, cette démocratisation de l’économie est l’objet une contradiction permanente qu’il faut assumer (discuter, débattre) entre la volonté transformatrice et la gestion conservatrice, (pâle copie de la gestion traditionnelle) et il ne suffit pas d’y ajouter des discours plus ou moins revendicatifs pour la rendre acceptable.
C’est la gestion elle-même qui doit être la démonstration que d’autres solutions sont possibles et conduisent à un engagement, ouvre une perspective mobilisatrice, et c’est dans cette action que de nouvelles conditions d’une gestion plus efficiente se dégageront.
Comment une ESS qui ne serait qu’une forme non lucrative, plus ou moins démocratique de l’économie et qui essaierait de remplir au mieux sa mission gestionnaire pourrait-elle susciter l’engagement militant, si elle ne porte pas des combats qui la dépassent ?
La société attend cela de l’ESS, que ses valeurs revendiquées soient dans sa gestion et imposent à la société, à chaque instant, leur présence qu’elle trouve dans les actions qu’elle lui propose une perspective de transformation de la société.
Une ESS de « gestion et d’action », voilà ce que les lecteurs de l’Humanité attendent et doivent participer à construire.
C’est en cela qu’elle constituera une perspective.
C’est dans ces conditions que l’ESS aura une chance de constituer un « futur présent », c’est-à-dire une forme actuelle, (un « Work In Progress », comme disent les anglo-saxons) certes imparfaite mais susceptible de porter un vecteur de transformation de la société suffisamment essentiel en ce qu’il interroge le caractère inégalitaire, discriminatoire, excluant, gaspilleur, ubrique du capitalisme. Et en cela constitue une perspective pour une société plus juste, plus égalitaire, plus économe de son environnement ?
Chaque sujet abordé là, mériterait naturellement une longue discussion.
Nos affirmations péremptoires peuvent laisser croire que des solutions toutes faites existent, alors que dans ce moment fort du travail politique, la seule exigence est que soient déjà posées les bonnes questions.
Il me paraît, pour ma part, utile de poser la question de l’engagement de la revitalisation des formes démocratiques de l’ESS auxquelles les communistes, les démocrates doivent se ré-intéresser si justement ils veulent en faire des « futurs présents ».
Par Jean Sammut,
Président MLS