Propos recueillis par Mathieu Macheret, parus dans le Monde, le 28 janvier 2025

Robert Guédiguian privilégie les histoires simples et un « cinéma de la rue », tourné vers les plus faibles. « Je me considère comme un écrivain public, qui s’exprime pour ceux qui ne peuvent pas le faire ».

ENTRETIEN

La Pie voleuse est le vingt-quatrième long-métrage de Robert Guédiguian en quarante-cinq ans de carrière. Le cinéaste de 71 ans est resté fidèle à son quartier de l’Estaque, à Marseille, à sa troupe d’acteurs, comme aux destinées de la classe ouvrière. Ici, à travers les dérisoires méfaits d’une voleuse de retraités, qui leur offre beaucoup en retour, il filme les circulations de l’argent et du désir au sein d’une petite galerie de personnages hauts en couleur, prenant des airs de fable sur la redistribution des richesses.

Après deux productions assez lourdes, « Twist à Bamako » et « Et la fête continue ! », vous revenez avec « La Pie voleuse » à un film plus léger, plus rapide à tourner… avoue une inconstance.

Ma préférence va vers les petits films, bien que je sois toujours tenté par la fresque historique. Ça me plaît aussi d’écrire « un gros crayon », comme disait [Francis Ford) Coppola pour parler des films à gros budget. On partage tous la même excitation pour les films volumineux, ça fait partie du cinéma. Mais, au fond, je préfère [Yasujiro] Ozu [un cinéaste japonais minimaliste qui dépeignait l’ordinaire). Si je pouvais faire une Pie voleuse chaque année, ou même tous les six mois, je signerais. C’est-à-dire raconter des histoires simples, avec une morale, sur la vie quotidienne, mais en y mettant de l’aventure, comme dans le formidable recueil Aventures, d’Italo Calvino. Des comme ça, je pourrais en écrire à tire-larigot !

A travers Maria, aide à domicile jouée par Ariane Ascaride, vous montrez l’état du travail au XXI siècle : éclaté, ubérisé, dicté par les algorithmes…

Je me considère parfois comme un écrivain public, qui s’exprime pour ceux qui ne peuvent pas le faire. Je me suis donné cette espèce de but. Il y a le cinéma bourgeois et il y a le cinéma de la rue. Etant issu de celle-ci, c’est d’elle dont j’ai envie de parler. Je suis fils d’ouvrier, fils de femme de ménage. Dans notre quartier, on partageait tous la même condition. C’est moi, c’est mon univers. Même quand je le critique, j’en parle de l’intérieur, je ne le regarde pas de loin comme un sociologue ou un intellectuel.

Je crois que c’est (Vladimir) Jankélévitch [philosophe du XX* siècle] qui disait : la morale, c’est être du côté des faibles. Il disait aussi : je voudrais faire contrepoids. On est massivement dominé par des points de vue bourgeois, parfois intéressants d’ailleurs. Mais les bourgeois ont tendance à considérer que le seul mode de vie représentable est le leur.

Maria vole de l’argent aux retraités pour s’offrir des huîtres, payer des cours de piano à son petit-fils… Ce petit surplus de bonheur, cela vous semblait-il important de le défendre ?

On parle toujours de choses matérielles, quand on parle de répartition des richesses, de « revenu minimum garanti», le fameux RSA [revenu de solidarité active]. Mais sur quels critères on l’établit ? On ne peut pas considérer que, pour vivre dignement, il faut un toit, un certain nombre de mètres carrés, tant de protéines par jour. Et puis quoi ? Une fois au cinéma par an ? Un aller-retour en train pour rendre visite à ses parents ? II faut bien regarder avec quelle violence restrictive on fixe ces «minima » sociaux. La frustration sociale est devenue un fait nouveau dans nos sociétés. Il y a cinquante ans, on ne voyait pas comment vivaient les plus riches. Aujourd’hui, les médias en font un étalage permanent aux yeux de la population. Alors oui, je fais l’éloge du vol. Je ne voulais pas filmer un énième vol par nécessité, mais un vol qui engage un certain rapport à la beauté.

Comment rester un cinéaste de gauche, alors que partout, en Europe, aux Etats-Unis, s’opère un grand retour de bâton ?

Je le vis très mal. Je n’ai longtemps pas été d’accord avec Platon concernant sa théorie sur le caractère cyclique de la succession des régimes politiques, mais je commence à penser qu’il n’avait peut-être pas tort. Moi, j’étais plutôt marxiste, je croyais à une évolution en spirale, avec des hauts et des bas, mais allant globalement vers l’émancipation universelle. Or, force est de constater que la tyrannie revient. Alors je me suis fait une petite morale de gauche, qui consiste à se dire qu’il faut inventer en permanence des moments collectifs, pour ne pas dire des « moments communistes ». Faisons entre nous, c’est-à-dire hors de la politique officielle, des réseaux de solidarité en fonction des circonstances. Je ne crois plus aux acquis historiques, ni aux victoires sociales définitives. Mais je crois à ces microrévolutions à l’échelle d’un quartier, d’une rue, d’une commune.

Est-ce que le cinéma est une façon de créer des « moments communistes » ?

Tous mes films sont des « moments communistes », à commencer par leur fabrication. Je travaille avec des techniciens et des acteurs avec lesquels on partage les recettes depuis la nuit des temps. Et, avant la reconnaissance, on partageait la pauvreté absolue. Heureusement, ça s’est arrangé ! C’est pour ça, par ailleurs, que je fais beaucoup de production.

Votre maison de production, Agat Films-Ex Nihilo, a terminé l’année 2024 sur les chapeaux de roue. Fonctionne-t-elle toujours comme une coopérative ?

Ça y ressemble ! A ceci près que ce sont les producteurs – donc les patrons – qui sont sur un pied d’égalité. On a été jusqu’au nombre de sept producteurs associés, dont cinq sont restés là pendant vingt-cinq ans, avant de laisser la place aux jeunes, comme c’est mon cas. Avec, comme principes, l’égalité de salaire, le fait de fixer ensemble la politique de la boîte et le devoir de ramener chaque année sa part des frais généraux. On faisait une réunion tous les mercredis sans exception, où l’on mettait sur la table le choix et le suivi des projets : on n’a jamais voté, tout s’est toujours fait par consensus. Il y avait un référent par projet, ce qui n’empêchait pas les autres producteurs de s’en mêler. Agat fonctionne comme elle a toujours fonctionné : comme un collectif, mais dans lequel les individus s’épanouissent parfaitement, une petite utopie en actes !

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