Article de Jean-Marc Vittori, publié le 14 novembre 2024 dans Les Echos
Les révolutions technologiques ont toujours requis des ajustements dans les rouages de la politique et de la société. L’essor du numérique et de l’IA n’échappera pas à la règle.
Ce n’est qu’une question de temps. L’intelligence artificielle va changer profondément le travail et la production. Et nous allons devoir adapter les institutions autour, indispensables à leur fonctionnement.
Anton Korinek, un économiste de l’université de Virginie qui a beaucoup publié sur l’impact de l’IA, notamment avec le Nobel d’économie Joe Stiglitz, a recensé ces changements (*). Il se place dans un scénario extrême : l’avènement de l’intelligence artificielle générale, qui remplacerait l’homme dans la plupart des tâches cognitives.
Beaucoup de chercheurs doutent de ce scénario. L’histoire de l’IA a alterné des emballements, comme celui venu de ChatGPT lancé il y a deux ans, et des piétinements, des « hivers ». Les doutes actuels de l’IA ressemblent à des feuilles d’automne.
Mais l’intelligence artificielle engendre déjà des changements profonds, dans des centres d’appels téléphoniques, des médias, des cabinets d’avocats, des producteurs d’images. Et nombre des adaptations évoquées par Korinek s’inscrivent plus largement dans la numérisation du monde. Il n’est donc pas trop tôt pour y réfléchir. Petite liste non limitative.
Education
L’avocat qui s’imposait par sa connaissance de la jurisprudence perd du terrain face au petit nouveau qui sait manier le droit en mobilisant un outil d’IA. Dans une foule de métiers, les compétences requises vont massivement changer.
« La valeur économique de l’éducation va sans doute se déplacer vers des emplois où l’interaction humaine est préférée pour des raisons culturelles, émotionnelles ou éthiques« ; estime Korinek. Beaucoup d’autres métiers seront recomposés, certains remis en cause. Formidable défi pour l’école et l’université.
Concurrence
Jamais des entreprises n’avaient eu une telle puissance dans l’histoire. Ce n’est pas par hasard : les géants du numérique comme Google ou Amazon bénéficient de rendements croissants, contrairement à ce qui se passe dans le monde physique. Plus ils grossissent, plus ils sont performants. Régulateurs et économistes cherchent de nouveaux moyens pour préserver la concurrence. Ils n’ont pas encore trouvé, comme le prouvent les débats sur le démantèlement de Google. Avec l’IA, ça sera encore plus compliqué, car il y a en plus une barrière financière à l’entrée, les fortunes qu’il faut pour développer des modèles.
Propriété intellectuelle
La propriété des données numériques est déjà un sujet brûlant. Avec Chat GPT, la controverse s’étend au résultat : à qui appartient la production de l’IA générative, qui vient d’un mélange inextricable d’informations et d’algorithmes ? Et comment réinventer l’incitation à innover ?
Energie
La puissance informatique requise pour maintenir la croissance de l’intelligence artificielle doublerait tous les cent jours. Pour nourrir cette activité énergivore, Google va investir dans le nucléaire. Pour aller plus loin dans l’intelligence artificielle, il faudra déployer d’immenses capacités de production d’énergie propre. Au risque de rentrer en concurrence avec d’autres domaines où il fait aussi verdir l’électricité, comme le transport et l’industrie. Des arbitrages seront indispensables.
Répartition des revenus
Dans une société agricole, la production associe surtout du travail et de la terre. Depuis la révolution industrielle, elle combine du travail et du capital. Si l’IA se généralise, la production pourra de plus en plus se faire avec seulement du capital.
Or les détenteurs de capital sont bien moins nombreux que les détenteurs de travail. Les revenus iraient à une population de plus en plus limitée. Il faudra donc les distribuer autrement. C’es pour cette raison que les gourous de la Silicon Valley s’intéressent de près au « revenu universel ».
Politique économique
Les impôts ne rentreront plus comme avant. Il faudra aller chercher au-delà du travail, du côté du capital « qui inclut les actifs liés à l’intelligence artificielle ». précise Korinek. Beaucoup d’argent, car il faudra en redistribuer massivement. La politique monétaire devra aussi adapter ses outils. La banque centrale devra surveiller l’intensité de l’usage des ressources informatiques et des robots. Comme la politique budgétaire, elle devra agir avec une plus grande souplesse, car l’IA risque d’engendrer des changements technologiques imprévisibles.
Stabilité politique
Les chamboulements de l’emploi vont engendrer de nouvelles inégalités et un sentiment d’insécurité. Le cocktail parfait pour faire monter des mouvements populistes et autoritaires, des tensions sociales, voire des émeutes. Mais il n’y a pas de fatalité. Comme le dit avec insistance Daron Acemoglu, l’un des Nobel d’économie 2024, « le progrès doit être orienté vers la création d’emplois« . Les pouvoirs publics doivent aussi, nous dit Korinek, « renforcer les institutions démocratiques et pour résister aux pressions venant d’un changement technologique rapide« , notamment en luttant contre les inégalités et en encourageant la participation citoyenne. C’est peut-être le plus redoutable de tous les chantiers de l’IA.
(*) « Economic Policy Challenges for the Age of AI « par Anton Korinek, Discussion Paper n° 19.539, CEPR, 30 septembre 2024.
Tout est dit, il n’y a aucune chance que l’IA ne se déploie pas et à une vitesse phénoménale.
Aucune organisation ne peut faire l’économie d’une réflexion sur le sujet, et sur l’intégration de l’IA dans son système de valeurs, dans ses finalités, dans ses modes de fonctionnement. Ce n’est pas un simple outil dont on pourrait « laisser » le soin de s’en occuper aux professionnels…
Au boulot et vite !