Article de Frank Niedercorn, paru dans Les Echos, le 29 novembre 2024
Nouvel avatar des révolutions numériques, l’intelligence artificielle dépasse toutes les autres. Pour ne pas rester à la traîne, il ne suffit pas de former des chercheurs de haut niveau et des bataillons de spécialistes, il faut aussi y adapter les salariés et même la population dans son ensemble.
Et si l’année 2025 était placée sous le signe de la formation à l’intelligence artificielle ? Il y a encore quelques mois, cette hypothèse aurait paru improbable. Si, depuis le lancement de ChatGPT, il y a tout juste deux ans, les projecteurs ont bien été braqués sur les bouleversements entraînés par l’avènement des IA génératives, l’accent a longtemps été mis sur d’autres aspects, comme le financement des start-up ou la mise en place d’infrastructures. Et si l’on a beaucoup évoqué les risques pour l’emploi, le thème de la formation restait étrangement peu abordé.
Depuis le printemps, le sujet semble être remonté plus haut dans la pile des priorités. Fin mai avant l’ouverture du Salon Viva Tech, Emmanuel Macron annonçait plusieurs mesures en faveur de l’IA et notamment la volonté de créer neuf pôles d’excellence sur l’intelligence artificielle. Objectif, faire passer de 40.000 à 100.000 le nombre de personnes formées chaque année à cette technologie. Un chiffre qui correspond à ceux de la Commission de l’Intelligence artificielle dont le rapport, remis à l’Elysée deux mois auparavant, propose notamment de lancer « immédiatement un plan de sensibilisation et de formation de la nation » à l’IA.
« L’intelligence artificielle constitue une révolution plus importante que l’avènement de l’Internet et du même ordre que l’invention de l’imprimerie. On le constate avec les IA génératives mais cela ne constitue qu’une première étape« , confirme Frédéric Pascal, directeur de DataIA, l’Institut d’intelligence artificielle de l’université de Paris-Saclay.
Fuite des cerveaux
La Commission estime ainsi qu’à un horizon de dix ans, la France devra pourvoir 81.000 postes en IA chaque année. Les deux tiers de ces personnes devront avoir des profils de spécialistes du développement de nouvelles IA quand les autres auront « une formation permettant d’adapter l’IA aux visages spécifiques d’une discipline comme la santé, le droit ou la physique » précise le rapport. Pour répondre à cette demande, il faudra donc multiplier par quatre ou cinq des capacités de formation de niveau Bac + 3 qui n’offrent que 17.000 places aujourd’hui.
Pourtant, cela ne suffira pas. Ainsi on ne sait toujours pas comment enrayer la fuite de nos meilleurs cerveaux. Les formations de très haut niveau en IA dispensées en France amènent les Français à être surreprésentés à la tête des géants du numérique et qui cause paradoxalement un sérieux problème au monde de la recherche. Pierre-Yves Oudeyer, directeur de recherche à l’Inria tire même la sonnette d’alarme : « Nous trouvons sans problème des doctorants en IA mais il devient très difficile, voire impossible, de trouver des spécialistes de plus haut niveau pour nos projets de recherche car nos meilleurs ingénieurs et nos postdocs partent à l’étranger« . La faute évidemment à des différences de salaires considérables entre ceux offerts dans la recherche française et ceux des grandes entreprises américaines du numérique.
A un horizon de dix ans, la France devra pourvoir
81.000 postes en intelligence artificielle chaque année.
L’autre enjeu est aussi de diffuser une culture de l’IA aux étudiants de toutes les filières. C’est le sens de l’appel à manifestation d’intérêt (AMI) – « Compétences et métiers d’avenir », L’université Paris-Saclay a déjà montré la voie avec son projet « SaclAI School » lancé en 2022. L’un des modules, un « brevet de l’IA » va s’adresser aux 30.000 étudiants y compris ceux de sciences sociales et sera disponible en open source pour les autres universités dès 2025.
Le robot, cheval de Troie
Enfin, pour nourrir le vivier des spécialistes, il faut attirer davantage de jeunes vers les mathématiques et l’informatique dès le secondaire. Notamment les filles qui ont tendance à se détourner de ces matières. L’université de bordeaux s’appuie ainsi sur la robotique éducative et la Robocup Junior qui a vu 73 équipes s’opposer en mai dernier à Bordeaux. « Le robot, c’est notre cheval de Troie au lycée pour faire de l’informatique et de l’intelligence artificielle. Le succès est incroyable avec 400 équipes apparues dans toute la France dont une moitié en Nouvelle-Aquitaine« , sourit François Clautiaux, professeur à l’université de Bordeaux qui anime le projet Cap IA.
Le changement le plus spectaculaire devra peut-être venir du monde de l’entreprise. La Commission de l’IA appelle à une « massification de la formation continue aux outils d’IA ». On en est encore loin. Ainsi 5% seulement des patrons européens disaient avoir formé un quart ou plus de leurs équipes à l’IA générative, selon une étude du BCG dévoilée en début d’année à Davos. Les choses pourraient toutefois évoluer rapidement. Ainsi 58 % des DRH français (contre 25 % en 2023) considèrent désormais l’IA comme « l’enjeu de transformation qui aura le plus d’impact sur les organisations » selon l’enquête annuelle de Cegos dont les résultats complets seront dévoilés eu mois d’octobre.
A l’image de ses concurrents, Orsysn, Demos ou Lefebvre-Dalloz, le numéro un du secteur a quasiment décuplé son offre de formation sur l’IA. » La croissance de la demande est impressionnante et même jamais vu chez Cegos. Les cours les plus demandés correspondent aux métiers les plus impactés par l’arrivée des IA génératives que sont le marketing et la communication » assure Grégory Gallic, manager de l’offre macrodomaine chez Cegos. La bonne nouvelle reste que si l’intelligence artificielle constitue un défi, elle apporte aussi une solution en facilitant l’apprentissage individualisé. Ce dont 8 DRH sur 10 sont déjà persuadés, selon l’enquête de Cegos.
A plusieurs reprises nous nous sommes étonnés dans ce blog que la Mutualité ne considère pas que la formation de ses adhérents fait partie de ses missions.
On s’en est étonné pour le numérique et en particulier dans l’idée de réduire la fracture numérique dans l’accès à l’assurance maladie, obligatoire ou complémentaire, dans l’accès au dossier médical partagé (même si celui-ci, malgré les milliards engloutis, peine à exister).
Aujourd’hui la menace risque de devenir plus précise encore avec le déploiement de l’IA.
Formation initiale, formation continue, implication des entreprises, mais l’enjeu d’une diffusion de la culture de l’IA dans toute la société parait essentielle si on ne veut pas aggraver la fracture numérique.