Tribune parue dans Le Monde le 29 mai 2024
Dominique Lhuilier, psychologue du travail, décrit, dans une tribune au « Monde », le cycle reliant perte d’emploi, dégradation de la santé et chômage récurrent.
Les débats, vifs et nombreux, à propos de la nouvelle réforme de l’assurance-chômage intègrent peu la question de la santé des chômeurs. Cet oubli semble d’ailleurs chronique, tant l’attention portée à la santé des personnes privées d’emploi est absente aussi bien de l’élaboration des réformes successives que de la définition des mesures et dispositifs d’accompagnement vers l’emploi.
Dès 2016, un avis du Conseil économique, social et environnemental soulignait que le chômage constitue un « véritable problème de santé publique ». On y lisait que « 14 000 décès par an lui sont imputables ». Toutes les données épidémiologiques disponibles, notamment les travaux de Pierre Meneton, chercheur à l’Inserm, qui souligne depuis fort longtemps les risques pour la santé du chômage, ou ceux de Michel Debout, professeur de médecine légale et de droit de la santé, sur le traumatisme du chômage, indiquent clairement que les chômeurs ont un risque accru de connaître des problèmes de santé par rapport aux travailleurs en emploi.
Ainsi, le chômage est associé à une mortalité, toutes causes confondues, de 60 % supérieure à celle des non-chômeurs : le risque de suicide y est multiplié par trois en comparaison avec les personnes en activité professionnelle ; les risques de cancer, d’infarctus du myocarde et d’accident vasculaire cérébral sont accrus de 80 % par rapport à celui des « actifs ». Même tableau concernant la santé mentale : le risque de connaître un épisode dépressif y est multiplié (24 % des hommes et 26 % des femmes, selon une étude de la Dares) et un épisode de chômage d’au moins six mois, même passé, peut contribuer à affecter le bien-être d’une personne à long terme.
Contexte de précarité accru
Enfin, rappelons que la santé dépend des conditions de vie. Ici, il faut souligner – tant les représentations du chômeur « fraudeur », « paresseux » sont persistantes – que plus de 35 % des personnes privées d’emploi vivent en dessous du seuil de pauvreté. C’est le cas aussi d’un tiers des seniors sans emploi ni retraite. Ou des jeunes : les 18-24 ans connaissent un taux de pauvreté près de deux fois plus élevé que la moyenne française. Ils enchaînent trop souvent emplois de courte durée et périodes de chômage, ou ne trouvent pas d’emploi, voire se résignent à l’inactivité.
Quant aux femmes, on sait que l’emploi est l’instrument de leur émancipation. Son absence ou sa précarité menacent l’autonomie, exposent à la dépendance au conjoint, ce qui n’est pas sans effet en matière de risques de violences sexistes et sexuelles. Mais comment penser l’accès ou le retour à l’emploi face à un dilemme : mort sociale dans l’enfermement à domicile, ou galère des petits boulots bien souvent à temps partiel contraint ?
Notons que, le plus souvent, la fragilisation de la santé ne commence pas au chômage. Une étude récente identifie les différents parcours qui conduisent à Pôle Emploi – aujourd’hui France Travail (Santé et travail, paroles de chômeurs, sous la direction de Dominique Lhuilier, Dominique Gelpe, Anne-Marie Waser, Erès 320 pages, 23 euros). En effet, la santé des chômeurs doit être mise en perspective avec les transformations du monde du travail. Nombre d’entre elles (intensification, précarisation, individualisation) complexifient beaucoup les possibilités de constructions d’une compatibilité entre travail et santé, a fortiori entre travail et santé altérée.
Deux types de parcours sont prévalents : les uns, les plus nombreux, sont caractérisés par une santé « sacrifiée » jusqu’à la rupture (accident du travail, usure prématurée, troubles musculo-squelettiques invalidants, harcèlement, burn-out…). La rupture peut être précédée de plusieurs phases d’arrêt de travail qui, en l’absence d’un changement des conditions de travail, ne permettent pas de résolution. Et la chasse aux arrêts maladie dans laquelle le gouvernement s’est engagé risque bien de pousser au présentéisme, qui, lui-même, va se solder, à terme, par des arrêts longs et des licenciements pour inaptitude, aujourd’hui de plus en plus nombreux.
D’autres processus conduisent à une dégradation de la santé dans un contexte de précarité accru. Ces parcours se caractérisent par une succession de contrats courts entrecoupée d’un chômage récurrent, exige un ajustement répété à de nouveaux cadres et cultures professionnels, l’obligation réelle ou perçue de refaire ses preuves, une implication itérative dans la recherche d’emploi et un entretien continu de son employabilité. Ce nomadisme professionnel connaît, avec l’avancée en âge, des difficultés croissantes qui peuvent conduire à un chômage de longue durée.
Défaut de prévention
Les données disponibles montrent que les actions déployées dans le monde du travail pour « prévenir la désinsertion professionnelle » ressemblent bien à une petite cuillère utilisée pour vider l’eau de la mer… Quant aux demandeurs d’emploi, la pression exercée pour les pousser à « traverser la rue » est contre-productive. Elle va sans doute déplacer les dépenses de l’assurance -chômage vers les minima sociaux, qui vont croissant par défaut de prévention. Pôle emploi et l’Assurance-maladie le savent fort bien : une convention a été établie entre ces deux institutions en 2020 pour « lutter contre le renoncement aux soins et lever les freins au retour à l’emploi dus à une santé dégradée« , convention nationale dont on ne mesure toujours pas les effets dans les agences.
Les réformes successives de l’assurance-chômage, aujourd’hui la troisième en six ans, conduisent à fabriquer des « récidivistes« , ceux qui prennent n’importe quel emploi mais ne peuvent s’y tenir et retournent à la case chômage au prix d’une aggravation de leur santé. Il est temps d’envisager le chômage comme une transition au service de la santé au travail ! D’autant que les périodes de chômage font de plus en plus partie du parcours des individus, sans doute durablement, au vu des grandes transformations du travail.
Dominique Lhuillier décrit parfaitement l’impact du chômage sur la santé et le cercle vicieux dans lequel conduisent les réformes successives de l’assurance chômage en matière de santé. L’ANI n’a fait qu’aggraver la situation en dissociant radicalement la couverture sociale dans l’emploi et la couverture sociale hors emploi.
L’Assurance Maladie et France travail sont conscients du problème, mais sans mouvement démocratique orienté sur la santé, y compris celle des chômeurs, que peut-on espérer ?