Tribune publiée dans Le Monde le 31 mai 2024

Il faut soutenir et étendre les programmes qui ont fait leurs preuves dans les pays en développement, plaident Shameran Abed, président de BRAC, et Esther Duflo, Prix Nobel d’économie 2019, dans une tribune au « Monde ».

Le président Lula a annoncé vouloir placer la présidence brésilienne du G20 sous le double signe de la justice et de la durabilité. L’un de ses principaux projets pour le G20 est la création d’une alliance mondiale contre la faim et la pauvreté, dont le but principal est d’inverser la tendance au recul enregistrée dans la réalisation des deux premiers « Objectifs de développement durable » lancés par les Nations unies en 2015 : la réduction de l’extrême pauvreté et celle de la faim dans le monde. C’est faisable, et cela doit être fait.

Les Nations unies s’étaient fixé pour ambition d’éradiquer l’extrême pauvreté, définie comme le fait de vivre avec moins de 2,15 dollars (1,99 euro) par jour, et la faim dans le monde. Mais, après des décennies d’amélioration, les crises récentes (la pandémie de Covid-19, l’inflation et la dette) ont fait que le nombre de personnes en situation d’extrême pauvreté ne diminue plus. Et, selon les critères de l’Integrated Food Security Phase Classification, utilisée par les ONG et les institutions internationales, 173 millions de personnes sont aujourd’hui confrontées à une crise alimentaire grave. Certaines crises alimentaires (au Soudan, à Gaza) sont dues aux guerres et à l’insécurité. D’autres sont liées à des crises météorologiques. Le monde a suffisamment de nourriture pour tous : à l’origine de chaque famine, il y a un échec politique.

La crise climatique se profile à l’horizon et touche déjà de plein fouet les citoyens les plus pauvres du monde, bien qu’ils soient ceux qui contribuent le moins au problème. Le 26 mai, alors qu’une vague de chaleur sans précédent en Inde et au Pakistan renvoyait des millions d’écoliers chez eux et des centaines d’autres à l’hôpital, un cyclone provoqué par les fortes températures a fait au moins 65 morts et déplacé des millions de personnes au Bangladesh et au Bengale-Occidental (Inde).

« L’approche de « graduation »

Les problèmes liés à la pauvreté et ceux liés au changement climatique s’exacerbent mutuellement. Parce qu’ils travaillent plus souvent à l’extérieur, notamment dans l’agriculture ou la construction, les pauvres sont plus exposés aux aléas climatiques. A son tour, un événement climatique peut priver quelqu’un de ses moyens de subsistance et le faire basculer dans la pauvreté.

Mais ce n’est pas le moment de perdre espoir. Même avec le changement climatique, l’extrême pauvreté n’est pas un problème insurmontable. Nous disposons des ressources et des outils nécessaires. Si l’objectif de mettre fin à l’extrême pauvreté d’ici à 2030 peut sembler ambitieux, des progrès considérables ont été accomplis au cours des cinquante dernières années. Le nombre de personnes vivant dans la pauvreté au seuil actuel de 2,15 dollars est passé de plus de 2 milliards en 1990 à 659 millions en 2019.

La croissance économique a joué un rôle, mais l’action des gouvernements a été tout aussi essentielle. Certains pays très pauvres qui n’ont pas connu une croissance particulièrement rapide, comme la Tanzanie, ont fait de grands progrès dans la lutte contre la pauvreté. Au Brésil, grâce à Bolsa familia, un programme massif de protection sociale, 55 millions de personnes sont sorties de la pauvreté.

Les contraintes financières ne doivent pas servir d’excuse. Les gouvernements des pays du Sud dépensent déjà des dizaines de milliards de dollars par an pour des programmes de lutte contre la pauvreté, et pourraient le faire plus efficacement. Les contributions des pays du Nord doivent être renforcées, ne serait-ce que pour compenser les dommages causés par les émissions actuelles de CO2. Entre les deux, nous pouvons combler le déficit de financement de l’éradication de la pauvreté.

Gains dans tous les domaines

Après plus de vingt ans de recherche scientifique, nous disposons aujourd’hui de données solides sur les politiques et les interventions qui fonctionnent mais une grande partie de ces connaissances n’ont pas encore été mises en œuvre. Un exemple clé est l’approche dite de « graduation » – une approche née dans le Sud, combinant le transfert d’un actif productif important, un accompagnement et un soutien, – qui a permis de réduire durablement la pauvreté dans de nombreux contextes différents.

Lancée par le Bangladesh Rural Advancement Committee (BRAC), l’approche de graduation part du principe que même les personnes extrêmement pauvres peuvent sortir de la pauvreté, à condition qu’on leur donne les ressources et le soutien nécessaires. Dans le processus participatif, les membres de la communauté identifient les plus pauvres d’entre eux. Ces ménages reçoivent en cadeau un bien productif (et non un prêt), ainsi qu’un soutien de dix-huit mois pour prendre soin de ce bien. Par exemple, selon son choix, une famille peut recevoir une vache, quelques chèvres, un stock pour ouvrir un magasin, une machine à coudre… Pendant deux ans, les vaches seront vaccinées, les femmes seront emmenées au marché pour acheter de nouveaux articles, elles se réuniront pour épargner et apprendre à écrire, elles recevront une allocation pour démarrer. Après deux ans, les familles sont autonomes.

L’Abdul Latif Jameel Powerty Action Lab, le BRAC et toute une coalition d’autres organisations se sont réunis pour concevoir, étudier rigoureusement et ensuite étendre cette approche dans des pays du monde entier. Deux études ont montré que le programme initial au Bangladesh et sa reproduction dans six autres pays avaient un effet important. Toutes ces études utilisent des essais contrôlés, randomisés (l’équivalent en sciences sociales et en politique des expériences en médecine, avec un groupe « traité » et un groupe « témoin »). Les bénéficiaires ont enregistré des gains dans toutes les dimensions de la vie, dont la santé mentale et physique, la sécurité alimentaire et la capacité à travailler. En Inde, une évaluation publiée en 2021 montre que les effets perdurent dix ans plus tard. Les transformations sont profondes : non seulement les bénéficiaires initiaux sont devenus moins pauvres, mais leurs enfants, aujourd’hui adultes, gagnent mieux leur vie. Une étude récente sur le programme bangladais a également montré que les bénéficiaires sont plus résilients face aux chocs climatiques.

Ce type de programme est aujourd’hui passé à une échelle plus grande, notamment au Bihar (Inde), où le dispositif gouvernemental de lutte contre la pauvreté fait bénéficier 150 000 ménages de ce programme.

Pour éradiquer la pauvreté et la faim, la communauté mondiale doit redoubler d’efforts dans les actions que nous savons efficaces dont l’approche de la graduation. Pour ce faire, nous devons remédier au manque de coordination.

Dans les pays qui s’attaquent à l’extrême pauvreté, on trouve des centaines, voire des milliers de programmes générés par les gouvernements et les ONG, souvent motivés par l’intérêt des donateurs et qui n’ont souvent ni envergure, ni efficacité. Tout le monde veut réinventer la roue. C’est l’une des raisons pour lesquelles une alliance mondiale contre la faim et la pauvreté pourrait changer la donne, si les leaders mondiaux avaient le courage d’orienter les financements vers les mesures qui ont fait leurs preuves.

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