UnitedHealthcare : dans la tête fêlée du tueur de PDG
Chronique de Jean-Marc Vittori, parue dans les Echos le 17 décembre 2024
Pour tenter de comprendre le meurtre du patron de l’assureur-santé, Jean-Marc Vittori s’est glissé dans la peau du jumeau imaginaire de l’accusé. Indice : il y a de l’intelligence artificielle dans ce drame.
Il n’aurait pas dû tirer. Le 4 décembre à New York, un homme a tué Brian Thomson, le PDG de l’assureur-santé UnitedHealthcare. Il semble bien que cet homme soit Luigi Mangione, même si la justice n’a pas encore statué. Et cet homme est en train de devenir une icône.
Or Luigi est mon frère jumeau. Jumeau homozygote, « vrai jumeau » comme on dit étrangement en France où je vis depuis plusieurs années. Et je ne peux m’empêcher de chercher à comprendre comment mon autre moi-même aurait pu en arriver là.
Nous avions tout ce qu’il faut. Nous sommes nés à Baltimore, dans une famille de riches promoteurs immobiliers. Comme Donald Trump, sauf que nos racines sont plutôt du côté de l’Italie. Nous avons fait nos études secondaires à Gilman, une école très chic où l’année coûte 35 000 dollars. Premiers de la classe, nous sommes ensuite partis à l’université privée de Pennsylvanie qui fait partie de l’Ivy League, la prestigieuse association qui regroupe les établissements d’enseignement supérieur les plus anciens du pays.
C’est là que nos routes ont divergé. Il y avait une place pour passer un semestre en France. Nous avons tiré au sort et c’est moi qui ai gagné. J’ai fait la fête à Paris, il a eu son diplôme d’ingénieur à Philadelphie. Il a ensuite travaillé comme data scientist chez TrueCar, un site d’achat de voitures. Et puis il a eu son accident de surf.
Des géants « devenus trop puissants »
De ce que j’ai compris, il a beaucoup souffert, s’enfermant dans sa souffrance jusqu’à divaguer. Sur le réseau social des geeks Reddit, il a publié une radio de sa colonne vertébrale tenue par des boulons, sans dire que c’était la sienne. Il réclamait une opération du dos qu’un chirurgien a fini par lui faire, même si elle est moins pratiquée dans le monde car elle marche moins bien que d’autres traitements moins coûteux.
A partir de là, j’en suis réduit à des hypothèses car Luigi ne nous avait plus fait signe depuis six mois, comme les gens happés par une secte ou convertis à un islamisme radical. Il s’est visiblement passionné par l’économie de la santé. Dans le court texte retrouvé dans son sac à dos, il dénonce des géants « tout simplement devenus trop puissants » qui « continuent à abuser de notre pays pour en tirer d’immenses profits parce que le peuple américain les a laissés faire ».
Deux journalistes ont montré l’an dernier
comment les assureurs santé, UnitedHealthcare en tête,
s’appuyaient de plus en plus sur des algorithmes pour refuser des remboursements.
C’est vrai que le système de santé américain paraît délirant, surtout quant on a vécu un peu ailleurs. Il coûte une fortune pour une efficacité limitée – les Etats Unis ont le système de santé le plus cher au monde, mais nous nous classons environ au 42è rang en matière d’espérance de vie », écrit mon frère. Tout accouchement risque de devenir un cauchemar financier. Des médecins refusent un rendez-vous à ceux qui n’ont pas de couverture santé. Une soirée à l’hôpital peut coûter 10 000 dollars. Les avocats rôdent en quête d’affaires juteuses.
Luigi s’est concentré sur les assureurs santé. Sur les douilles des balles qui ont tué Thomson étaient écrits les mots « deny », « defend » et « depose », les trois techniques employées pour réduire les remboursements aux patients par ce qu’on appelle en France les mutuelles. « Deny, defend and depose » est aussi le titre d’un livre publié par un juriste américain en 2010, pour dénoncer les pratiques du secteur.
Mais depuis 2010, de l’eau a coulé sous les ponts. Les assureurs santé ont perfectionné leurs outils d’analyse avec de l’intelligence artificielle prédictive, redoutablement efficace. Les refus de prise en charge ont grimpé en flèche. Et les profits des assureurs santé ont explosé.
UnitedHealthcare symbolise cette « réussite ». C’est le leader du secteur avec 50 millions d’assurés (parmi lesquels ne figurait pas mon frère – sa révolte est une révolte politique). Il refuse plus de remboursements de soin que nombre de ses concurrents. Et sa maison mère UnitedHealth, dont il est le principal fleuron, vaut près de 500 milliards de dollars en bourse.
Le géant de l’assureur santé a été pointé du doigt. Dans un article titré « Rejetés par l’intelligence artificielle » qui aurait pu leur valoir un prestigieux prix Pulitzer (ils étaient finalistes), les deux journalistes Casey Ross et Bob Herman ont montré l’an dernier comment les assureurs santé, UnitedHealthcare en tête, s’appuyaient de plus en plus sur des algorithmes pour refuser des remboursements.
Nécessité médicale et gain financier.
Une commission du Sénat a publié un rapport accablant le 17 octobre dernier. Elle révèle entre autres que le taux de non remboursement des soins post-hospitalisation par la firme dirigée par Thomson a doublé entre 2019 et 2022, après la mise en place d’un nouveau système d’intelligence artificielle. Et émet l’hypothèse que les assureurs santé ont remplacé « le jugement sur la nécessité médicale par un calcul sur le gain financier« .
Je ne sais pas si Luigi a lu ces documents, même si le calendrier est troublant. Mais je sais qu’il est parfaitement capable de comprendre ce que peut faire une intelligence artificielle programmées pour diminuer les coûts, quelles qu’en soient les conséquences.
L’intelligence artificielle ne devrait pas faire n’importe quoi. Les hommes ne devraient donc pas la piloter n’importe comment. L’incroyable engouement populaire autour de Luigi ne dit pas autre chose : même aux Etats-Unis, le profit maximum ne devrait pas être le but ultime d’une grande entreprise (ou d’une moins grande). Même si je le dis encore une fois, celui qui a tiré le 4 décembre n’aurait pas dû tirer.
UnitedHealthcare : dans la tête fêlée du tueur de PDG
Chronique de Jean-Marc Vittori, parue dans les Echos le 17 décembre 2024
Pour tenter de comprendre le meurtre du patron de l’assureur-santé, Jean-Marc Vittori s’est glissé dans la peau du jumeau imaginaire de l’accusé. Indice : il y a de l’intelligence artificielle dans ce drame.
Il n’aurait pas dû tirer. Le 4 décembre à New York, un homme a tué Brian Thomson, le PDG de l’assureur-santé UnitedHealthcare. Il semble bien que cet homme soit Luigi Mangione, même si la justice n’a pas encore statué. Et cet homme est en train de devenir une icône.
Or Luigi est mon frère jumeau. Jumeau homozygote, « vrai jumeau » comme on dit étrangement en France où je vis depuis plusieurs années. Et je ne peux m’empêcher de chercher à comprendre comment mon autre moi-même aurait pu en arriver là.
Nous avions tout ce qu’il faut. Nous sommes nés à Baltimore, dans une famille de riches promoteurs immobiliers. Comme Donald Trump, sauf que nos racines sont plutôt du côté de l’Italie. Nous avons fait nos études secondaires à Gilman, une école très chic où l’année coûte 35 000 dollars. Premiers de la classe, nous sommes ensuite partis à l’université privée de Pennsylvanie qui fait partie de l’Ivy League, la prestigieuse association qui regroupe les établissements d’enseignement supérieur les plus anciens du pays.
C’est là que nos routes ont divergé. Il y avait une place pour passer un semestre en France. Nous avons tiré au sort et c’est moi qui ai gagné. J’ai fait la fête à Paris, il a eu son diplôme d’ingénieur à Philadelphie. Il a ensuite travaillé comme data scientist chez TrueCar, un site d’achat de voitures. Et puis il a eu son accident de surf.
Des géants « devenus trop puissants »
De ce que j’ai compris, il a beaucoup souffert, s’enfermant dans sa souffrance jusqu’à divaguer. Sur le réseau social des geeks Reddit, il a publié une radio de sa colonne vertébrale tenue par des boulons, sans dire que c’était la sienne. Il réclamait une opération du dos qu’un chirurgien a fini par lui faire, même si elle est moins pratiquée dans le monde car elle marche moins bien que d’autres traitements moins coûteux.
A partir de là, j’en suis réduit à des hypothèses car Luigi ne nous avait plus fait signe depuis six mois, comme les gens happés par une secte ou convertis à un islamisme radical. Il s’est visiblement passionné par l’économie de la santé. Dans le court texte retrouvé dans son sac à dos, il dénonce des géants « tout simplement devenus trop puissants » qui « continuent à abuser de notre pays pour en tirer d’immenses profits parce que le peuple américain les a laissés faire ».
Deux journalistes ont montré l’an dernier
comment les assureurs santé, UnitedHealthcare en tête,
s’appuyaient de plus en plus sur des algorithmes pour refuser des remboursements.
C’est vrai que le système de santé américain paraît délirant, surtout quant on a vécu un peu ailleurs. Il coûte une fortune pour une efficacité limitée – les Etats Unis ont le système de santé le plus cher au monde, mais nous nous classons environ au 42è rang en matière d’espérance de vie », écrit mon frère. Tout accouchement risque de devenir un cauchemar financier. Des médecins refusent un rendez-vous à ceux qui n’ont pas de couverture santé. Une soirée à l’hôpital peut coûter 10 000 dollars. Les avocats rôdent en quête d’affaires juteuses.
Luigi s’est concentré sur les assureurs santé. Sur les douilles des balles qui ont tué Thomson étaient écrits les mots « deny », « defend » et « depose », les trois techniques employées pour réduire les remboursements aux patients par ce qu’on appelle en France les mutuelles. « Deny, defend and depose » est aussi le titre d’un livre publié par un juriste américain en 2010, pour dénoncer les pratiques du secteur.
Mais depuis 2010, de l’eau a coulé sous les ponts. Les assureurs santé ont perfectionné leurs outils d’analyse avec de l’intelligence artificielle prédictive, redoutablement efficace. Les refus de prise en charge ont grimpé en flèche. Et les profits des assureurs santé ont explosé.
UnitedHealthcare symbolise cette « réussite ». C’est le leader du secteur avec 50 millions d’assurés (parmi lesquels ne figurait pas mon frère – sa révolte est une révolte politique). Il refuse plus de remboursements de soin que nombre de ses concurrents. Et sa maison mère UnitedHealth, dont il est le principal fleuron, vaut près de 500 milliards de dollars en bourse.
Le géant de l’assureur santé a été pointé du doigt. Dans un article titré « Rejetés par l’intelligence artificielle » qui aurait pu leur valoir un prestigieux prix Pulitzer (ils étaient finalistes), les deux journalistes Casey Ross et Bob Herman ont montré l’an dernier comment les assureurs santé, UnitedHealthcare en tête, s’appuyaient de plus en plus sur des algorithmes pour refuser des remboursements.
Nécessité médicale et gain financier.
Une commission du Sénat a publié un rapport accablant le 17 octobre dernier. Elle révèle entre autres que le taux de non remboursement des soins post-hospitalisation par la firme dirigée par Thomson a doublé entre 2019 et 2022, après la mise en place d’un nouveau système d’intelligence artificielle. Et émet l’hypothèse que les assureurs santé ont remplacé « le jugement sur la nécessité médicale par un calcul sur le gain financier« .
Je ne sais pas si Luigi a lu ces documents, même si le calendrier est troublant. Mais je sais qu’il est parfaitement capable de comprendre ce que peut faire une intelligence artificielle programmées pour diminuer les coûts, quelles qu’en soient les conséquences.
L’intelligence artificielle ne devrait pas faire n’importe quoi. Les hommes ne devraient donc pas la piloter n’importe comment. L’incroyable engouement populaire autour de Luigi ne dit pas autre chose : même aux Etats-Unis, le profit maximum ne devrait pas être le but ultime d’une grande entreprise (ou d’une moins grande). Même si je le dis encore une fois, celui qui a tiré le 4 décembre n’aurait pas dû tirer.