Plusieurs années de discussions (si l’on peut dire) sur Twitter avec des « libéraux » militants (sur le plan économique) m’ont convaincu que ce qui nous opposait était moins la question de l’état versus le marché comme agents régulateurs (sachant que pour nous ni l’un ni l’autre ne sont « légitimes) qu’une question de conception « idéologique » (dans le sens positif du terme) de l’homme en société.

La plupart du temps, mes interlocuteurs ne décodent pas eux-mêmes leurs présupposés et les assènent comme des vérités naturelles alors qu’évidemment du point de vue qui est le nôtre ces « vérités » qui n’en sont pas sont « questionnables », démocratiquement questionnables. Tous comme nos propres conceptions d’ailleurs.

Pour illustrer mon propos, je vais soumettre brièvement, à la question la phrase « choc » de Bastiat (qui revient en grâce en France chez les libéraux et a inspiré des Hayek ou Von Mises au 20 ème siècle).

Cette phrase choc est la suivante : « Tous les intérêts légitimes sont harmoniques »

Notre critique s’articule en huit temps.

1) Le libéralisme, et la phrase de Bastiat l’illustre, n’envisage les sociétés humaines que comme collections d’individus mus par leurs seuls intérêts. Le présupposé est fort et toutes les avancées récentes de la paléoanthroplogie, des neuro sciences, de l’éthologie … démontrent le contraire. Elles démontrent également que « les choses ne sont pas si simples » et que les visions mécanistes (une cause, un effet) ne sont plus à la hauteur des enjeux des sociétés démocratiques et des enseignements des sciences.

2) La question de la légitimité des intérêts (re)devient, de ce fait, précisément, une question. Il n’y a ni intérêts transcendants, ni immanents qui « guideraient » pour l’éternité et universellement l’action « juste ». Cette question est donc politique. Ce sont les citoyens seuls par leur délibération démocratique collective – à inventer et réinventer toujours – qui créent les sources de légitimité.

3) L »harmonie » naturelle viendrait du « marché ». Ce faisant certains libéraux instituent celui-ci en nouveau dieu auquel le gouvernement des hommes devrait faire allégeance sans « discussion ».

4) Cette conception a institué, en corollaire, l’état comme le démon, source de tous les maux. Il décharge ainsi le marché non régulé de la responsabilité de la dérive capitaliste et de tous les autres maux des sociétés.

5) Même si l’on peut être parfois d’accord avec certaines des affirmations de Bastiat (par exemple sa défense des mutuelles et des syndicats), c’est bien un désaccord philosophique de fond qui nous oppose.

6) Comme évoqué plus haut, ses présupposés « individualistes », comme ceux de Hayek et autres, sont aujourd’hui largement battus en brèche par les découvertes de l’importance du lien social des neuros sciences, de l’éthologie, de l’anthropologie qui démontent les mythes des « naturalités » comportementales et insistent sur la construction relationnelle de l’individualité. Et il n’est pas certain que Bastiat s’exprimerait encore ainsi aujourd’hui.

7) Vivre en humain c’est gérer, ou mieux affronter, cette tension permanente entre singularités individuelles et dynamiques collectives. Cette gestion ne peut pas être seulement individuelle et calculatrice. Elle suppose des actions collectives, des constructions communes, pas seulement pour être plus efficace, mais simplement pour faire société.

8) Pour nous, il n’y a « ni Dieu ni maître », ni état, ni marché transcendants. Tout est politique et tout est discutable par les citoyens. Nous assigner à une nature individualiste et calculatrice unidimensionnelle à confronter aux autres dans le seul marché est un déni de liberté. Cette assignation est le paradoxe libéral.

Par Christian Oyarbide.

Share This