Article de Arnaud Leparmentier paru dans Le Monde le 14 décembre 2024
L’assassinat de Brian Thompson, patron de la première compagnie d’assurance-santé du pays, a jeté une lumière crue sur la prise en charge des soins médicaux, contrôlée par de grands groupes privés.
Depuis l’assassinat, à l’aube du 4 décembre, de Brian Thompson, PDG de UnitedHealthcare, principal assureur privé des Etats Unis, par un homme radicalisé de 26 ans, fils d’une riche famille immobilière du Delaware et diplômé d’un établissement de l’Ivy League (qui regroupe les huit meilleures universités américaines), Wall Street est pris de panique. Dans la foulée, les actions des compagnies privées ont plongé : 14 % et plus pour UnitedHealthcare, CVS (propriétaire d’Aetna) et Cigna. Humana s’en tire mieux, avec un recul limité à 5 %.
Cet assassinat a fait remonter les rancœurs contre les compagnies d’assurances, accusées de refuser ou de tergiverser pour prendre en charge les soins des patients, lors des demandes d’autorisation préalable. Surtout, deux sénateurs du Congrès, la sénatrice démocrate du Massachusetts, Elizabeth Warren, et le sénateur républicain du Missouri Josh Hawley, ont déposé, mercredi 11 décembre, un projet de loi visant à démanteler ces groupes qui possèdent des chaînes de pharmacies.
Ces derniers sont accusés de conflits d’intérêts et de collusion pour imposer des prix élevés des médicaments en les surfacturant aux assurés, via leurs grossistes. « Les grossistes pharmaceutiques ont manipulé le marché pour s’enrichir, en augmentant le prix des médicaments, en trompant les employeurs (qui financent l’assurance privée de leurs salariés) et en poussant les petites pharmacies à la faillite, a déclaré Mme Warren. Mon nouveau projet de loi bipartisan va dénouer ces conflits d’intérêts. »
Pour M. Hawley, cette législation « empêchera les compagnies d’assurance et les intermédiaires d’engloutir les soins de santé américains et de facturer davantage les familles américaines, en leur donnant moins« . Le marché est, en effet, une jungle, le tarif d’un même médicament pouvant varier du simple au quadruple. Une enquête du Wall Street Journal cite l’exemple de la version générique d’un traitement indiqué dans le cancer de la prostate, le Zytiga, ayant 2 200 prix différents sur le territoire. Pour se procurer des médicaments mal remboursés à prix abordable, il faut parfois faire le tour des pharmacies.
Cela illustre la complexité du système de santé aux Etats-Unis, dont les dépenses (4 465 milliards de dollars en 2022, soit 4 264 milliards d’euros) engloutissent 17 % du produit intérieur brut (PIB). Selon la fondation KFF, qui fait autorité en matière de santé, en 2023, 48,7 % des Américains étaient couverts par une assurance privée payée par leur employeur ; 6,2 % (les travailleurs indépendants) s’assurent eux-mêmes. Cette part de la population n’a aucune protection de base publique.
Les impôts financent l’assurance de tous les plus de 65 ans (Medicare, 14,7 % de la population), des plus pauvres et des handicapés (Medicaid, 21,2 %) et des forces armées (1,2 %). En 2023, seuls 7,9 % des résidents sur le sol américain n’avaient pas de couverture santé. Cette proportion était de 16 % en 2010, lors de l’adoption de la loi dite « Obamacare », qui a élargi les couvertures Medicare et Medicaid, et forcé les assureurs à couvrir les Américains, sans surcote pour ceux ayant des pathologies antérieures.
Quel que soit le mode d’assurance – la gestion de Medicare est déléguée aux assurances privées -, le parcours de soins est un match à trois, voire quatre, entre le patient, son assureur, l’institution médicale et parfois les autorités étatiques. Il faut, sinon un diplôme, du moins les nerfs solides et un matelas financier pour s’y retrouver dans ce labyrinthe.
Lorsqu’il prend un rendez-vous, le patient doit s’assurer que son médecin est conventionné. Sinon, il n’y a pas de couverture. L’assuré paye toujours une participation (copay), qui varie souvent entre 20 et 50 dollars la consultation. Pour un examen plus poussé, il faut une autorisation préalable de l’assurance, qui peut prendre quelques jours. La négociation entre assureur et hôpital est digne des marchands de tapis, avec des prix catalogue réduits de 20 %, de moitié, voire divisés par trois. L’assuré n’en entend pas parler, découvrant des semaines plus tard sur son relevé d’assurance les tractations ayant eu lieu.
Ne payez jamais vos factures
Le taux de refus d’agrément des assurances a fortement augmenté ces dernières années. Selon la fondation KFF, 46 millions de demandes préalables ont été déposées en 2022 auprès des assureurs par les plus de 65 ans, et 7,4 % ont été rejetées partiellement ou complètement. UnitedHealthcare était légèrement au-dessus, avec un taux de refus de 8,7 %.
Le parcours se complique lorsque le dentiste ou le médecin oriente son patient vers un chirurgien-dentiste ou un chirurgien. Ces spécialistes sont très souvent non conventionnés. Il faut alors dénicher un autre centre pour trouver une prestation qui sera remboursée, soit payer soi-même. Parfois, l’assuré n’est pas prévenu que son prestataire est hors réseau et a la surprise de recevoir une facture exorbitante, de dizaines de milliers de dollars.
Ainsi, des Etats progressistes, tel celui de new York en 2014, ont mis en place une loi dite « Bad Surprise Bills », censée empêcher les « factures mauvaises surprises ». Le patient fait alors un recours envoyé par fax au ministère de la santé local, qui force l’assureur à prendre en charge la facture, même si le chirurgien est non conventionné. En général, les parties s’accordent et réduisent l’addition, parfois de moitié. En 2020, l’état fédéral a étendu à tout le pays cette loi.
Les articles de presse qui décrivent les mésaventures d’Américains consternés de recevoir des factures de plusieurs dizaines de milliers de dollars sont incomplets : à la fin, nul ne paie la note dans son intégralité. De même, les enfants atteints de cancer qui ne seraient pas soignés sont de l’ordre de la légende urbaine, même si les familles constituent parfois des appels aux dons pour couvrir les frais annexes (logement près de l’hôpital, abandon du travail).
Le conseil à suivre : ne payez jamais vos factures, attendez qu’elles soient réduites ou annulées. Parfois, celles-ci s’accumulent. La dette des Américains auprès des hôpitaux, laboratoires et médecins atteint 220 milliards de dollars selon la KFF : 8 % des adultes ont un arriéré de plus de 250 dollars, 6 % de plus de 1 000 dollars, 1 % de plus de 10 000 dollars.
La loi fédérale limite aussi le reste à charge maximal annuel qu’une police d’assurance peut prévoir à 9 200 dollars pour un individu, 18 400 dollars pour une famille, à la condition d’avoir recours à des soins conventionnés. Dans ce système, les coûts sont largement couverts jusqu’à un certain revenu, puis le reste à charge croit jusqu’à un autre palier, avant de redécroître.
L’incitation est censée réduire la consommation de soins, mais protéger les grands malades. Selon la KFF, le reste à charge atteignait 1 425 dollars par personne en 202 contre 1 264 dollars en 2009 (en dollars constants) et 677 dollars en 1970. A l’époque, les Américains payaient directement 32 % des dépenses de santé du pays, contre 10 % aujourd’hui, en raison de la montée en puissance des assurances.
« Tromperie et désinformation »
Ce reste à charge est très inégalement réparti, avec une moitié de la population qui ne va pas chez le médecin, en bonne santé, ne sachant pas se débrouiller dans ce labyrinthe ou encore n’ayant pas le moyens de payer. Cette moitié des Américains ne consomme que 3 % des dépenses de santé du pays, soit 385 dollars par an, avec un reste à charge de 24 dollars.
Les 1 % les plus malades dépensent 160 000 dollars par an (le quart des dépenses), avec un reste à charge de 24 500 dollars. Les 10 % les plus malades ont un reste à charge de 6 190 dollars. C’est pour cela que l’administration Biden s’est efforcée de négocier le prix des médicaments, jusqu’à présent, Medicare faisait acheter à prix catalogue sans négocier.
En outre, ce reste à charge ne prend pas en compte l’assurance. Une assurance privée coûte en moyenne 25 500 dollars par an pour une famille (6 300 dollars payés par l’assuré, le reste par l’employeur) et 8 950 dollars pour une personne seule (dont 1 370 dollars à la charge du salarié). Un chiffre en hausse de 24 % sur cinq ans, un point de plus que l’inflation, quand les salaires ont progressé de 28 % sur la période. La part salariale n’a augmenté que de 5 % et a même baissé pour les personnes seules. Les non-salariés doivent acheter seuls leur assurance.
Le ministre de la santé choisi par le président, élu, Donald Trump, le complotiste antivax Robert F. Kennedy Jr, a promis de s’attaquer aux grands monopoles pharmaceutiques et agroalimentaires. « Pendant trop longtemps, les Américains ont été écrasés par le complexe agroalimentaire et les laboratoires pharmaceutiques, qui se sont livrés à la tromperie et à la désinformation en matière de santé publique« , a-t-il dénoncé.
Ce système complexe et coûteux ne doit pas cacher que la couverture santé s’est améliorée avec l’Obamacare : 99 % des plus de 65 ans sont couverts par Medicare. Les personnes non couvertes (moins de 8 % de la population) sont les adultes latinos (20%) souvent entrepreneurs, et parfois sans permis de séjour permanent, plus que les Afro-Américains (10 %) et, d’une manière générale, les adultes de 18 à 44 ans (15 %), dont certains ne veulent pas payer une assurance, pour des raisons de coût ou d’accès (les clandestins ne bénéficient pas de Medicaid). La couverture devait être obligatoire, mais cette exigence a été supprimée sous le premier mandat de Donald Trump.
Les dépenses de santé ont doublé depuis l’an 2000 en dollars constants. Même si le rythme de hausse est de l’ordre 5 % depuis cinq ans, contre 10 % au début du siècle, le niveau est exorbitant. Selon la KFF, elles atteignent 12 900 dollars par habitant, 2,1 fois le niveau français, alors que le PIB par habitant n’est supérieur que de 37 %. Ce qui s’explique par un prix des soins beaucoup plus élevé.
Selon la KFF, les Américains font des séjours plus courts à l’hôpital et vont moins chez le médecin que les habitants des pays comparables. Le taux de généralistes par habitant est 4,5 fois plus faible qu’en France, le taux de spécialistes 38 % plus élevé. Les Etats Unis ont beau consommer 90 % de génériques, contre 30 % en France, la dépense annuelle de médicaments par habitant est de 1 130 dollars (dont 164 de reste à charge), deux fois plus que dans les pays comparables. C’est pour cela que l’administration Biden s’est efforcée de plafonner le prix de s médicaments.
Ce système entraîne de mauvais résultats, l’espérance de vie étant de 77,5 ans aux Etats-Unis, contre 82,3 % pour la France et 82 pour les pays comparables. La contre-performance s’explique par la prégnance des maladies cardio-vasculaires, dans un pays où l’obésité frappe 42 % de la population, quatre fois plus qu’en France (les médicaments antiobésité paraissent toutefois donner de bons résultats), par la crise des opioïdes (qui semble avoir passé son pic), par les suicides, par les accidents de la circulation et par la mortalité des femmes lors des accouchements. Quand ils dépassent l’âge de 75 ans, les Américains retrouvent une espérance de vie comparable à celle des autres pays occidentaux. Enfin.