Article de Denis Lafay, paru dans La Tribune le 26 avril 2024.
DOSSIER SANTÉ. Pour le président du Comité consultatif national d’éthique, Jean-François Delfraissy, l’élaboration du projet de loi a connu un cheminement exemplaire entre citoyens, experts et politiques. Une méthode qui, soumise à des règles simples, peut irriguer toute la société. Une thématique qui était abordée lors du forum Impacts santé organisé par La Tribune jeudi à Paris.
La démocratie dans l’organisation de la santé en France serait-elle un modèle ? Le sentiment inverse s’impose plutôt, à la lecture des dysfonctionnements chroniques : technocratie excessive, « archipélisation » des services, multiplicité d’agences dédiées, superposition des canaux de décision, culture en silos, rivalités statutaires… Une image frappe : sept ministres de la Santé en sept ans.
En revanche, la santé peut-elle être regardée comme un objet d’évolution démocratique, clé de voûte d’une co-construction entre acteurs du savoir (science) et du pouvoir (politique) à laquelle la société civile prendrait réellement part ? Jean-François Delfraissy en est convaincu. À l’aune de sa présidence du Comité consultatif national d’éthique (CCNE, depuis 2017) et de celle du Conseil scientifique dédié au Covid-19 (mars 2020 – juillet 2022), mais aussi lorsqu’il mobilisait les minorités activ (ist) es dans la lutte contre le virus du sida, il en a éprouvé les vertus. Et le potentiel conséquent, au profit des enjeux de santé publique, au profit aussi de « toute » la démocratie.
La démocratie en santé doit son origine à Bernard Kouchner, il y a une vingtaine d’années. « La définition anglo-saxonne, social participation, est explicite : faire valoir l’avis des citoyens dans la prise de décision politique », précise le professeur d’immunologie. Son fondement est limpide : « la maladie n’appartient pas au médecin, mais au patient ». Le médecin doit soigner le patient « du mieux possible » en respectant la souveraineté que ce dernier revendique sur son corps. Principe auquel l’actualité sur la fin de vie fait écho : « ma » mort m’appartient-elle ou est-elle propriété du médecin et, plus largement, de la société qui décide de « mon » sort par la voie législative ?
Le principe de démocratie en santé épouse la forme théorique d’un triangle. Aux deux coins de la base se placent les citoyens (qui émettent des avis) et les experts (médecins, professionnels de santé, chercheurs). Le sommet est occupé par « le » politique (exécutif et parlementaire) qui arbitre et décide. Un triangle qui toutefois se déforme à la vitesse qu’impose le pouvoir exponentiel des réseaux sociaux et le comportement de certains médias – comme la crise du Covid-19 l’a montré. « De triangle on s’oriente vers un quadrilatère, moins stable ».
Les leçons de la Convention citoyenne sur le climat
Incontestablement, la France est précurseur dans la mise en œuvre opérationnelle de la démocratie en santé. Pour preuve, les états généraux sur la bioéthique (2018) ou la Convention citoyenne sur la fin de vie (2023). « On entend de plus en plus sourde une petite musique sur les importants bénéfices du concept de démocratie en santé ». Laquelle synchronise l’aspiration croissante des citoyens à participer aux enjeux sociétaux et l’absolue nécessité pour la démocratie représentative de cimenter son crédit. Et elle est promise à un « solide avenir », proportionné à l’ampleur des chantiers éthiques en santé suscités par l’évolution de la société et les bouleversements scientifiques et technologiques.
Un solide avenir toutefois conditionné au respect de règles. Celles-là même qui furent bafouées à l’issue de la Convention citoyenne sur le climat. Engagement avait été pris par le chef de l’Etat que la quasi-totalité des recommandations seraient intégrées au projet de loi climat et résilience. Ce ne fut pas le cas, prenant le risque de déprécier la méthodologie et de décourager les citoyens. Le débat sur la fin de vie en tira les leçons. Cette fois la promesse fut mieux cadrée, jugulant dès l’amont la menace de frustration. Les participants de la Convention ad hoc furent informés que leurs travaux nourriraient substantiellement, mais pas exclusivement le futur projet de loi.
« Le cheminement a été assez exemplaire. Dès septembre 2022, l’avis du CCNE invitait simultanément à favoriser l’accès aux soins palliatifs et à prendre le temps d’ouvrir un grand débat national sur l’évolution de la loi Claeys-Leonetti. Puis s’est tenue la Convention citoyenne, organisée par le CESE – avec force moyens : 6 millions d’euros de budget. Ecoute et respect permanents, reconnaissance des visions minoritaires, climat de sérénité ont dominé les débats. Cinq cents réunions publiques se sont tenues en France sous l’égide du « CCNE/Espaces de réflexion éthiques régionaux », et qui ont fait émerger des sujets sensibles – quid des sans domicile fixe, des soins palliatifs à domicile, etc ».
Au final, le texte de projet de loi – doubler d’ici dix ans les moyens attribués aux soins palliatifs, offrir non un droit ou une liberté mais une possibilité (extrêmement encadrée) aux malades de mettre fin à leur vie – est moins audacieux que les préconisations majoritaires de la Convention, ouvertes à l’euthanasie, aux malades atteints de pathologies psychiatriques, voire aux mineurs. « Mais il est respectueux d’une matrice d’ensemble qui, maintenant, revient aux débats parlementaires ». Lesquels, prévus à partir du 27 mai, devront s’abriter de la tentation, « inadaptée en ces circonstances », de polarisation partisane.
Bien d’autres thématiques en santé pourraient se prêter à une consultation citoyenne, assure Jean-François Delfraissy – l’un des cinq contributeurs (avec Laurent Berger, Laurence Tubiana…) du Programme novateur d’études démocratiques initié par l’ENS-PSL.
Innovations de rupture, nouvelles thérapies géniques, vaccinations, enjeux de santé publique, rôles respectifs du privé et du public dans les soins… suggèrent d’immenses questionnements éthiques. Parmi eux, la déclinaison d’innovations dont les coûts enflent dans les mêmes proportions. Comment assurer l’égalité d’accès à des prescriptions facturées plusieurs dizaines de milliers d’euros ? Souhaite-t-on un régime aussi inégalitaire qu’aux Etats-Unis ? Sommes-nous prêts à privilégier l’équité à l’égalité ? « Voilà de quoi questionner la raison citoyenne. Celle-ci s’effectue généralement à l’échelle nationale, mais elle peut être locale. Comme dans le cas d’un projet d’établissement hospitalier ». Ou comment adapter à la santé le principe des enquêtes d’utilité publique appliquées aux projets infrastructurels (ligne LGV, aéroport, etc.).
Les limites de la « culture du triangle »
D’autres enjeux de société pourraient s’inspirer du principe de la démocratie en santé. « Même les plus sensibles, comme l’accueil des migrants. Mais bon, il faut avancer avec méthode ». Méthode, c’est-à-dire progresser vers une « modélisation du concept », qui induit de construire une gouvernance, y compris juridique. « Il faut se donner le temps, ne rien précipiter, afin que le sujet infuse dans la société et dans les organes de sa démocratie représentative ». Chaque initiative dicte « la tenue de réunions publiques, décentralisées », « d’informer régulièrement de l’évolution des travaux, d’assurer une restitution rigoureusement honnête ». Transparence, pédagogie, persévérance et devoir de concrétisation. Bâclée, cette exigence méthodologique prédit la déconvenue. Les doléances des Français ensevelies à l’issue du grand débat national post-gilets jaunes ou l’action invisible du Conseil National de la Refondation l’illustrent.
La culture du « triangle » n’est pas sans limites – la pandémie Covid-19 a montré les obstacles à son déploiement dans un contexte de crise aiguë – ni pièges – comme de réduire la voix populaire à des associations censées les représenter. Et elle impose une discipline : toute sollicitation citoyenne doit être « strictement considérée » comme un outil au service de la démocratie représentative et nullement une quelconque agora de substitution. Une fois intégrées à la préparation des débats parlementaires, les recommandations citoyennes éclairent les élus puis elles consolident leur arbitrage – « qui relève exclusivement de leur responsabilité ». Exactement comme agit le Conseil scientifique Covid-19 à l’égard de l’exécutif et en particulier de l’Elysée à l’acmé de la crise pandémique.
La démocratie est fatiguée, certains de ses volets sont même épuisés, et ce délitement ouvre la boîte de Pandore. « Le principe de la démocratie en santé est promis à s’universaliser car il oxygène toute la démocratie », ambitionne Jean-François Delfraissy. À condition de ne pas le discréditer ou de l’instrumentaliser.
A lire absolument, le Pr Delfraissy nous donne une leçon de « social participation », que j’appelle pour ma part, démocratie « délibérative », avec les exigences qu’elle comporte et le chemin qui se construit en marchant. Et pour nous, les mutualistes qui avons constamment le mot démocratie à la bouche.
Il n’est qu’à voir mes réticences des « sachants » à l’égard de cette forme contributive à la décision démocratique pour comprendre qu’il y a là un enjeu qui est la percussion de toutes les « rentes » financières, technocratiques, culturelles ou de classe. De surcroît, ces formes démontrent que toute une série d’exigences qui sont les conditions du débat démocratique sont à la portée de citoyens quelconques alors qu’elles semblent hors de portée des rentiers de la politique.