Article de Anne-Sophie Lechevallier et Alice Clair, paru dans Libération, le 14 novembre 2023

LES INÉGALITÉS SE SONT CREUSÉES EN 2021, D’APRÈS LES DONNÉES DE L’INSEE, PUBLIÉES MARDI. DES CHIFFRES QUI RISQUENT D’EMPIRER : DEPUIS, L’INFLATION EST VENUE FRAPPER DE PLEIN FOUET LES PLUS PRÉCAIRES.

L’accalmie aura été éphémère. L’explosion de la pauvreté, tant redoutée à l’arrivée la pandémie, n’a certes pas eu lieu, en grande partie grâce aux soutiens publics mis alors en place pour les plus précaires, telles que la majoration de l’allocation de rentrée scolaire ou l’aide exceptionnelle de solidarité. Mais sitôt ces dispositifs arrêtés l’année suivante, le taux de pauvreté monétaire a de nouveau augmenté. Il est passé de 13,6 % de la population en 2020 à 14,5 % en 2021, selon les données encore provisoires de l’Insee. Malgré la fragilité des indicateurs pour l’année 2020, l’Insee souligne que «la France sort de l’épisode Covid en 2021 avec un taux de pauvreté supérieur à celui qu’elle avait quand elle y est entrée».

Féminisation. Louis Maurin, le directeur de l’Observatoire des inégalités, incite à ne pas trop s’attarder sur ces variations : «Plus que les comparaisons d’une année à l’autre, qui font parfois du yoyo, il faut regarder sur une plus longue période. On observe alors une hausse du nombre de personnes pauvres, qui n’est pas seulement liée à la hausse de la population.» En effet, ces vingt-cinq dernières années, jamais autant de personnes résidant en logement ordinaire n’avaient vécu sous le seuil de pauvreté – défini à 60 % du revenu médian. Elles étaient 9,1 millions en 2021, 545 000 de plus qu’en 2017 et 1,5 million de plus que vingt ans plus tôt. C’est-à-dire, pour une personne seule, avec un revenu disponible mensuel inférieur à 1 158 euros. La moitié de ces personnes se situent bien en deçà de ce seuil, avec moins de 924 euros par mois. Des constats qui viennent corroborer les précédentes études, comme celle publiée aussi par l’Insee l’été dernier, pointant l’aggravation de la proportion de personnes en situation de privation matérielle et sociale vivant en logement ordinaire.

En regardant en détail les différents statuts d’activité, les statisticiens constatent une hausse marquée de la pauvreté parmi les chômeurs, déjà très précaires. Le taux de pauvreté dans cette population passe à 35,1 % en 2021, 1,9 point de plus que l’année précédente. «Ces évolutions interviennent dans un contexte […] de fin des mesures de prolongation des droits d’assurance chômage en milieu d’année», souligne l’Insee. Les familles nombreuses, avec au moins trois enfants, ont elles aussi subi une nette augmentation du taux de pauvreté, 4,8 points de plus pour atteindre 25,6 %. Ce serait notamment lié à l’arrêt des mesures de soutien Covid. La pauvreté parmi les familles monoparentales – le plus souvent des mères isolées – progresse également, avec un taux de 32,3 % en 2021. Comme celle des enfants, dont le taux passe de 19,3 % à 20,6 %. Des constats qui viennent en écho à ceux du Secours catholique qui, dans un rapport publié mardi, fait état d’une féminisation de la précarité.

Effet retard. Dans le même temps, les inégalités de niveau de vie se sont creusées. Les 20 % des personnes les plus aisées percevaient en 2021 une masse cumulée des niveaux de vie 4,5 fois plus importante que celle des 20 % les plus pauvres. Ces derniers ont vu cette même année, leur niveau de vie reculer, comme ceux de la moitié la plus modeste de la population, en tenant compte de l’inflation. L’une des explications avancées par l’Insee tient à l’effet retard des revalorisations des prestations sociales, «alignées sur l’inflation observée l’année précédente», qui «ne suffisent pas à maintenir immédiatement leur pouvoir d’achat lorsque l’inflation augmente».

Or, en 2021, les prix n’avaient pas encore atteint les niveaux historiques qu’ils ont connus ces derniers mois, l’inflation n’étant cette année-là «que» de 1,6 %. Elle a été de 5,2 % en 2022 et sans doute autant cette année. Ce qui peut laisser penser que cet effet retard ne sera pas indolore sur la pauvreté. Anticiper la revalorisation des minima sociaux et des allocations au 1er janvier (au lieu du 1er avril) fait d’ailleurs partie des revendications des associations de solidarité réunies dans le collectif Alerte. Des banques alimentaires aux Restos du cœur, en passant par le Secours populaire, les structures ne cessent d’avertir sur ce qu’elles observent depuis des mois dans leurs points de distribution : une forte affluence et des publics de plus divers, à mesure que s’étend la crise alimentaire. Celle-ci a connu son pic en mars, avec une hausse des prix de l’alimentation de 15,9 % sur un an, qui atteint particulièrement les plus modestes, pour qui ce poste a un poids plus important dans le budget que dans celui des autres ménages. Même si la Première ministre, Elisabeth Borne, assurait en septembre que «personne ne peut rester impassible devant la situation de femmes, d’hommes et d’enfants qui peinent à vivre dignement», les associations, par la voix du collectif Alerte, constatent, à l’occasion de la publication des statistiques de l’Insee, que «les politiques actuelles ne sont pas à même de contenir la hausse de la pauvreté en France». Et de citer la réforme de l’assurance chômage, la loi plein-emploi contenant la hausse de la pauvreté, ou le pacte des solidarités, jugé «très en deçà des attentes».

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